Journal d’un civil (39) Le changement

14 nov.

Aujourd’hui, enfin, nous déménageons. Vraiment. On ne fait pas semblant comme jusqu’à présent, à trimballer des petits cartons et des sacs bourrés de bouquins. Aujourd’hui on emporte l’essentiel : les lits. Maintenant qu’on a le frigo et internet, les besoins fondamentaux vont être remplis.

A neuf heures et demie, je suis sur le pied de guerre. Ma femme vient de partir avec ma fille, direction le nouvel appartement, pour continuer à le préparer. Je vais dans la chambre, j’ouvre la fenêtre : et voilà que dehors, il pleut des trombes d’eau. Cinq minutes auparavant, rien, maintenant : une pluie drue, verticale et épaisse.

On va rigoler avec les matelas.

Ma femme m’envoie un message pour me dire qu’elle a trouvé refuge dans la boulangerie en bas de l’immeuble, mais que, comme elle a oublié son portefeuille dans le nouvel appartement, elle est coincée.

Cinq minutes plus tard, ça s’est un peu calmé, elle remonte, avec ma fille sur le dos, qui semble ravie d’avoir fait quelques mètres sous une pluie torrentielle.

A dix heures, un ami passe me prendre avec son SUV. Direction le centre commercial qui est en périphérie de la ville. Comme Be’er Sheva n’est pas une grande ville, on met à peine dix minutes, et on passe presque plus de temps à manœuvrer dans le gigantesque parking mal fichu du centre commercial qu’à faire les courses.

L’ami en question me dit : il doit y avoir des diplômes en Israël où on apprend à concevoir des parkings mal fichus. Plus tard, il m’explique la manière dont les Israéliens donnent le chemin quand on leur demande. Les cinquante premiers pour cent sont en général assez juste : c’est après que ça devient folklorique. Il faut redemander, et le même phénomène se reproduit : les cinquante premiers pour cent sont relativement justes, mais les cinquante pour cent restants sont de plus en plus approximatifs. En procédant ainsi, en redemandant à chaque fois qu’on est arrivé à mi-chemin de la destination, on a de plus en plus de précision, jusqu’à trouver l’adresse exacte. Pas étonnant qu’on ait autant de mathématiciens de génie, et que les lycéens trouvent le calcul infinitésimal trop fastoche.

Au premier magasin, j’achète vingt cartons. Dix grands, dix petits. On paye, tchik-tchak. Au second  magasin, je prends des accessoires pour sécuriser l’appartement. Des cache-prise, des verrous, tout un tas de bazar en plastique pour éviter que les petits doigts ne se faufilent là où ils ne devraient pas.

Puis retour à l’ancien appartement. Il a arrêté de pleuvoir depuis une heure. Le parking est inondé, comme à chaque fois qu’il pleut, mais la chaussée est à nouveau sèche. On tente les matelas.

On mesure l’intérieur de la voiture pour voir si ça va passer : on se rend compte qu’on est trop court de cinq centimètres. Cinq centimètres ! A peine deux pouces ! (L’ami est Américain, je fais l’équivalence, même si je suis fondamentalement opposé au système impérial).

L’ami me dit : on aurait dû prendre de la corde au magasin de bricolage. Le mot fait tilt : de la corde ? J’ai justement un bout de corde, qui est arrivé chez nous par pur « hasard ». Le jour où on a signé le bail, mon fils faisait le zouave dans la salle d’attente du notaire. Alors la femme du propriétaire, qui est maîtresse dans une école maternelle, lui a donné un ballon (elle trimballe toujours des ballons d’urgence avec elle pour ce genre de situation). Mon fils était ravi, il a joué avec sa sœur avec le ballon Hello Kitty, en répétant la fameuse morale d’un livre pour enfants très connu en Israël, « habalon hitpotsets, habalon nikra : zeh hasofo shel kol balon« . (Le ballon a éclaté, le ballon est déchiré : c’est comme ça que finissent tous les ballons).

Puis au moment de partir, il a réclamé une ficelle, pour faire comme dans le livre, parce qu’un ballon doit avoir une ficelle, même s’il n’est pas gonflé à l’hélium, sinon ça n’est pas un vrai ballon. Le propriétaire dit : « ça tombe bien, j’ai exactement ce qu’il faut ». Il va dans sa voiture et sort un bout de corde bleu, qu’il attache au ballon.

On rentre à la maison, mais je trouve la corde en question un peu dangereuse : une fois les enfants au lit, je la récupère et je la range dans le placard du mamad, histoire que personne ne la trouve.

Avance rapide jusqu’à aujourd’hui, sur le parking devant l’immeuble, et sur les deux gars qui veulent trimballer des matelas par temps de pluie, avec une voiture dont le coffre est cinq centimètres trop court. Et l’un d’eux dit : « dommage qu’on n’ait pas de corde sous la main ».

Bingo ! La corde du ballon de la femme du propriétaire qui a signé le bail dans la salle d’attente du notaire. (On dirait presque une chanson).

On descend les matelas fissa fissa, on les engouffre dans le coffre, on ferme et on attache le loquet et son bitoniau l’un à l’autre grâce à la corde du ballon de la femme, etc.

Miracle ! Ça tient !

On part au nouvel appartement en conduisant très, très lentement. Et miracle ! Ça tient.

On procède au déchargement, puis on fait un deuxième aller-retour, et on emmène le lit de mon fils (le lit de ma fille est déjà sur place). Et ça y est ! comme ça, sans qu’on s’en rende compte, après un gros mois à trimballer des affaires, l’appartement commence à ressembler à un nouveau chez nous.

Ce soir, on dort dans notre nouvel appartement. A dix-neuf heures, les enfants sont au lit. Je sors mon ordinateur portable, et j’écris pendant qu’ils s’endorment tranquillement.

Et je me rends compte que je n’ai pas pensé un seul moment à la guerre et à la situation précaire du Moyen Orient. Je n’ai pas regardé les nouvelles, je n’ai pas regardé les réseaux. Je n’ai pratiquement pas parlé de « la situation » aujourd’hui. La sensation est étrange. J’ai l’impression d’avoir manqué quelque chose. Et si il s’était passé quelque chose de capital pendant que j’étais occupé à ne pas y penser ? J’avais la tête ailleurs, et maintenant, maintenant nous sommes vraiment ailleurs. Nouveau lieu, nouvelle destinée.

Fin du 39ème jour, 14 novembre 2023 – Rosh Hodesh kislev 5784