Journal d’un civil (38) La patience

Cette semaine est une nouvelle semaine, une semaine qui n’a jamais existé dans l’histoire du monde : essayons d’en faire quelque chose d’intéressant.

Je me lève en essayant de suivre l’antique proverbe hébraïque, en me « fortifiant comme le lion ».

Ce matin, on attend deux choses : le gars qui vient installer Internet dans le nouvel appartement (censé arriver entre midi et quatorze heures) et le gars qui apporte le frigo qu’on a commandé en ligne (entre onze heure et quinze heures).

Comme on est en Israël, les horaires sont là à titre indicatif. Ce qui compte, c’est d’être à côté de son téléphone et plus ou moins dans les parages de l’appartement. Ils vont appeler pour confirmer et demander si on est bien à la maison avant de venir. Le coup de fil peut arriver à n’importe quel moment : y compris à huit heures du matin. Le tout, c’est d’être préparé.

Israël a un rythme très particulier. Les choses peuvent prendre du temps, mais lorsqu’elles arrivent, elles arrivent très vite.

Que l’on me permette une petite digression à ce sujet.

Le kibboutz où j’ai fait mon intégration se trouve dans le désert de l’Arava. Un endroit aride, caillouteux, avec un sol un peu spongieux qui s’appelle, en termes géologiques, le poudding. Il y a peu d’eau en surface, mais on trouve des nappes phréatiques, dont certaines sont salées. Partout ailleurs : de la caillasse. Pourtant, étrangement à première vue, il y a des zones qu’on appelle « la rivière ceci » ou « la rivière cela ». On demande aux habitants du coin : depuis quand elle est asséchée la rivière en question ? Réponse : depuis l’hiver dernier.

Parce qu’en hiver, c’est-à-dire pendant la saison des pluies, l’eau s’accumule dans des cataractes en amont, et, lorsque celles-ci se mettent à déborder, elles s’écoulent en suivant des chemins déjà tracés par les centaines de saisons précédentes, et arrivent dans la plaine à toute vitesse.

En quelques minutes, le lit de la rivière qui était asséchée se remplit. C’est extrêmement impressionnant : dans le bas du kibboutz, lorsque la rivière est arrivée, elle faisait environ deux mètres de haut. Le repère est simple : il y a un passage souterrain qui permet de passer d’un côté de la route à l’autre. Lorsque l’eau est là, il est submergé.

Fin de la digression : c’est la meilleure image que je peux donner pour expliquer la manière dont les phénomènes se déroulent en Israël. On attend l’eau pendant des semaines, mais lorsqu’elle est là, ça prend cinq minutes et il y a une rivière entière qui apparaît.

Lorsque je suis arrivé, il y a deux mots que j’ai vite appris, deux mots que je n’avais jamais vraiment entendu jusque-là. Le premier était savlanout, patience. Les Israéliens le sortent à tout bout de champ : patience, patience, patience. Tout vient en son temps, et là, ce n’est pas le temps.

Et en miroir de savlanout, son opposé polaire : tchik-tchak. La version onomatopée de « aussitôt dit, aussitôt fait », qui désigne le mode d’action de l’Israélien qui a enfin décidé que le moment était venu.

Les deux mis bout à bout dessinent la vie en Israël : savlanout, savlanout, savlanout, savlanout – tchik-tchak.

Au début, quand on vient d’un pays occidental, c’est épuisant. Mais quand on a compris comment ça fonctionne, et quand on arrive à se couler dans ce rythme, c’est fabuleux. Le tout est d’arriver à déchiffrer le secret du temps et à comprendre que chaque moment existe pour quelque chose de spécifique. Le tout est d’agir lorsque c’est le bon moment. Facile ! (Non.)

Comme on ne sait jamais quand va être le bon moment, il faut être prêt. Le plus vite possible. Parce que lorsque l’eau arrive, tout se passe très, très vite.

Donc le rendez-vous, donc la plage horaire symbolique, donc le frigo.

Je prépare les affaires que je veux emporter dans le nouvel appartement : plusieurs sacs chargés de livres, les anciens routeurs pour la fibre, et les affaires pour ma fille. Ce matin : tout le monde se rend à l’appartement.

Arrivé sur place, il est à peine neuf heures et demie. Je décharge les différents sacs, je commence à ranger un peu, et une vingtaine de minutes plus tard dring dring ! Le téléphone. C’est le technicien pour Internet, vous êtes chez vous ? On est chez nous. Alors j’arrive ! (une heure d’avance, bravo).

On sonne à la porte, j’ouvre. Le technicien entre : je le reconnais aussitôt. Je lui dis : c’est toi qui est venu il y a quelques mois pour faire l’installation dans notre ancien appartement. Il dit : mais oui, je me souviens, rue machin ! Et ton fils, il est pas là ? (preuve qu’il se souvient vraiment).

Je lui montre où on veut installer la fibre. Il parlemente. Tu vois, le câble, l’entrée, ceci, cela, l’arbre qui bloque. Après dix minutes de soliloque, il a fini par trouver une solution. Il sort une perceuse avec une mèche de cinquante centimètres de long et fait un trou dans le mur du bureau. Tchik-tchak.

Le bruit est tellement fort que ma fille se met à hurler à deux pièces de distance. Il s’arrête pour la rassurer, en hurlant depuis l’autre de l’appartement : tout va bien, c’est bientôt fini !

Et effectivement, dix minutes plus tard, Internet est installé. Il trafique un peu les réglages, il me dit : essaye de te connecter. Je n’y arrive pas. Il trafique un peu plus. Et maintenant ? Maintenant, effectivement, ça marche.

Je lui dis : bon, la prochaine fois que tu viens, j’espère qu’on sera propriétaires ! Il me dit : alors dans ce cas-là, tu prévois de la glace. (En hébreu, il y a une expression qu’on utilise lorsqu’on tombe sur quelqu’un par hasard pour la deuxième fois en peu de temps : la troisième fois, on se fait une glace). Je lui dis : qu’est-ce que tu aimes ? Il répond : quand tu m’appelles, je te dirai quoi prévoir !

A onze et quart, il repart.

Merveilleux : on a maintenant Internet haut débit dans l’appartement. Pas de lit, pas de frigo, mais au moins on a le wifi.

En parlant du frigo : si le livreur pouvait suivre le même style et nous livrer dans l’heure qui vient, ça nous permettrait de régler la question et de passer à autre chose.

Onze heure et demie : rien. Midi : rien. Une heure : rien.

Ma femme va chercher notre fils. Elle revient vers quatorze heures : toujours rien.

Je commence à me demander si le gars va vraiment venir aujourd’hui.

Vers quinze heures, alors que ma femme est en réunion, elle reçoit un coup de fil du livreur qui baragouine quelque chose comme quoi il arrive dans pas longtemps.

Ah.

Quinze heures quinze : rien. Quinze heures trente : rien. Quinze heures quarante-cinq : rien. Seize heures ? Rien.

Je commence à avoir des sueurs froides. C’est bientôt la fin de la journée de travail : s’il ne se pointe pas rapidement, on va devoir recommencer le même cirque demain. Mais non, enfin, on sonne à la porte.

C’est un petit russe, pas vraiment costaud, qui entre et qui demande où on va mettre le frigo. Je lui montre l’emplacement : il a l’air embêté.

Voilà autre chose.

Il sort un mètre, mesure la porte et dit : ça passera pas.

Le gag.

Il dit oui, tu as commandé un soixante-dix centimètres, et la porte fait soixante-huit. Et sur ce, il me débite un baratin incompréhensible. Comme je n’ai rien compris, j’essaye de trouver la logique dans ce qu’il raconte.

– C’est trop petit de deux centimètres, mais si on le met sur le côté ?
– Non, ça passera pas.

Et il me ressort le même baratin, aussi vite. Comme je n’ai toujours pas compris, il me dit : combien de portes ?

Je vois pas le rapport.

– Combien de portes de quoi ?
– Le frigo, combien de portes ?
– Deux.
– Alors ça sera cent vingt shekels.


Je vois toujours pas le rapport.

– Mais pour faire quoi ?
– Pour installer le frigo.
– Mais comment ?

Il ressort le même baratin, mais cette fois, enfin, mon cerveau arrive à capter l’idée générale : il va enlever les portes et ça va faire maigrir le frigo de quelques centimètres. Et il conclut :

– Et donc deux portes : cent vingt shekels. Est-ce que tu as du liquide ?

Par un hasard extraordinaire, il se trouve que oui, on a du liquide, et par un hasard encore plus extraordinaire, il se trouve qu’on a justement cent vingt shekels.

Il repart et remonte au bout de cinq minutes avec son collège et un frigo (sans portes). Ils passent la porte, ils remontent les portes, tchik-tchak. Le collège dit : « tithadash », et il repart sans rien dire d’autre. Le chef pousse le frigo, donne les instructions (ne pas le rebrancher tout de suite), encaisse les cent vingt shekels, me fait signer le reçu, prend une photo du frigo pour montrer qu’il est en bon état, et il repart.

Moralité
Savlanout : six heures d’attente, tchik-tchak : quinze minutes. Bienvenue en Israël. – Fin du 38ème jour, 13 novembre 2023, 29 heshvan 5784.