Journal d’un civil (33) Le mental

J’ai des lecteurs formidables. Depuis que j’ai commencé ce journal quotidien, je reçois des messages de soutien et d’encouragement qui font chaud au cœur.

A la suite de plusieurs passages dans mes articles de la semaine dernière, une lectrice m’écrit : « Savez-vous que se réveiller (beaucoup) trop tôt et vouloir que la journée finisse (beaucoup) trop tôt est un signe manifeste de dépression ? »

Elle a raison de soulever la question. Je suis attentif au problème et nous sommes dix millions dans le pays à avoir des hauts et des bas.

En ce qui me concerne j’ai eu un jour de gros bas le premier novembre. Je me suis senti comme au plus profond d’une dépression et j’ai essayé de décrire ce que je ressentais. Mais étrangement, ça n’a duré qu’une journée. Le lendemain, tout allait aussi bien que possible en ces circonstances et depuis, le moral oscille entre bon et excellent.

Extérieurement ça ressemblait à un épisode de dépression, mais la brièveté me fait dire que ça n’en était pas un. D’autres symptômes que j’ai pu relever à d’autres moments ressemblent par exemple à un syndrome post traumatique, mais à nouveau, le tableau ne me paraît pas complet.

Pour essayer d’y voir un peu plus clair, je vais essayer de faire un panorama des différents états inhabituels par lesquels je suis passé, sans ordre chronologique.

– J’ai donc eu ce que j’appellerais, faute de mieux pour l’instant, un gros coup de mou. Je me suis senti comme au fond d’une dépression, avec la sensation d’être extrêmement lourd. Au point que même lever mes doigts pour écrire sur le clavier me coûtait un effort colossal. Ça a duré une journée, le lendemain, c’est comme si ça n’avait jamais été là.

– Les premiers jours je faisais aussi des rêves très étranges, et, chose inhabituelle en ce qui me concerne, je m’en souvenais au réveil. Pas vraiment des cauchemars (j’ai essayé de ne regarder aucune des images terribles qui circulent) mais des rêves assez déplaisants.

– J’ai l’impression d’avoir un espace mental disponible très petit. 10% de ce dont je suis capable d’habitude. J’oublie énormément de choses, j’ai du mal à me concentrer. En grosse amélioration. Les 15 premiers jours, je n’arrivais même pas à lire un texte.

– J’ai aussi parfois l’impression d’être comme un élastique usagé, sans aucun ressort. Le moindre petit problème m’a parfois demandé la journée pour m’en remettre.

– Je suis hypervigilant. Le moindre bruit me fait sursauter comme jamais. Un enfant qui lance un jouet dans ma direction et mon cerveau reptilien a l’impression que c’est une attaque de grand fauve. Paradoxalement, dès que la sirène se met en marche, je me sens extrêmement calme et je fais ce que j’ai à faire automatiquement, avec précision et dans les temps nécessaires.

– Je n’ai pas peur, je ne me sens pas spécialement angoissé non plus. Le premier jour a été très difficile : un mélange de sidération et d’effroi. Le sentiment que quelque chose s’effilochait et qu’on ne savait pas jusqu’où ça allait se répandre. On suivait la progression des terroristes : l’enveloppe de Gaza, Sdérot, puis Ofakim (à mi-chemin entre Gaza et nous), puis alerte à Ashkelon. Où est-ce que ça allait s’arrêter ?

– J’ai ressenti une sorte de tension permanente jusqu’à ce que les troupes entrent à Gaza. Parce qu’au-dessus de nos têtes et de notre pays, est suspendu la menace du hezbollah et de ses centaines de milliers de missiles qu’ils disent avoir en stock. Est-ce qu’ils allaient rejoindre le front du sud ou pas ? Cette incertitude était pesante, et elle était liée aux opérations terrestres, la menace étant que les hezbollah rejoindrait le hamas si l’armée rentrée dans la bande de Gaza. Ce qui n’a pas vraiment eu lieu, même si il y a des affrontements pratiquement tous les jours sur la frontière nord.

– Emotionnellement, j’ai eu des moments de grande tristesse, qui étaient comme paralysants. Incapable de faire quoi que ce soit, si ce n’est regarder les nouvelles défiler. Ca a duré une dizaine de jours. Maintenant, les émotions fortes n’ont plus cette capacité de force à l’inaction.

A discuter avec mes amis et à lire ce que les gens écrivent, je pense que je ne suis pas le seul à avoir traversé des phases de ce type. Chacun réagi de façon différente, mais je pense qu’on peut quand même dégager quelques lignes directives.

Il me semble clair qu’on a dû passer à travers les différentes étapes du deuil telles que décrites par Elisabeth Kubler-Ross : le déni, la colère, la négociation, la dépression et l’acceptation. Je ne suis pas sûr que le modèle fonctionne en l’état en ce qui me concerne, mais je dois reconnaître que je me sens différent (mieux ?) depuis qu’on allumé les bougies pour marquer les trente jours.

Il y a de la déprime, qui devient parfois de la dépression, il y a évidemment des symptômes post-traumatique (PTSD), un stress lié à la situation totalement inédite que l’on doit gérer au jour le jour, de la peur liée à l’incertitude totale des mois à venir. Mais quelque soit l’angle envisagé, il ne me paraît pas complet.

Pour une raison simple : tous ces tableaux cliniques sont au niveau individuel. Or le sept octobre, il s’est passé un événement très net : nous avons ressenti quelque chose au niveau collectif. La dimension collective dont nous participons et à laquelle nous participons, a été attaquée, et nous sommes des millions à l’avoir ressenti.

Ce qui fait qu’en plus de tous les problèmes que l’on a au niveau individuel, s’est ajouté un syndrome national, qu’il faut gérer en plus.

Ici, je voudrais faire une parenthèse. Il y a un débat en occident entre les nominalistes et les réalistes à propos de la nation. Certains considèrent, comme les nominalistes du Moyen Age, que les nations sont des entités abstraites. Au mieux, ce sont des concepts qu’on utilise par commodité, au pire c’est la source de biens des malheurs du monde. Dans les deux cas, pour cette école, on peut les manipuler comme on veut, les faire, les défaire, les refaire, tout ça n’est qu’une affaire de cartes, de lignes et de conventions.

L’école opposée, que l’on pourrait appeler réaliste, considère que non, les nations sont des entités qui existent, que ce sont des êtres qui ont une existence en soi, et que, par conséquent, il faut les approcher d’une certaine manière. Il faut les apprivoiser, apprendre à les connaître et les considérer ensuite pour ce qu’elles sont. Au risque de créer de grandes catastrophes si ceux qui nous gouvernent ne prennent pas en considération leurs caractéristiques propres au moment de prendre des décisions et d’agir.

Ce débat a des conséquences pratiques pour des millions de gens, et, ces derniers temps, il a plutôt penché du côté des nominalistes : dans cette optique, on dit « nation », « pays », « peuple », mais tout ça, au fond, ce ne sont que des mots.

Mais cette opinion est une opinion de temps de paix. Quand tout va bien, on prend pour acquises les choses essentielles, au point qu’on peut finir par se persuader qu’elles n’existent pas.

C’est en période de crise qu’on les retrouve et qu’elles redeviennent évidentes. C’est lorsqu’elles ont mal, lorsqu’elles crient, qu’on les entend à nouveau.

Je pense que c’est ça que nous avons ressenti le 7 octobre, alors que les nouvelles parvenaient peu à peu. Tout d’un coup, l’existence du collectif est revenue au premier plan et beaucoup de choses ont découlé de là.

Et c’est là que quelque chose d’intéressant et de presque inattendu se passe. Nous avons ressenti un choc terrible, il est indiscutable. A titre individuel, nous mettrons des années à nous en remettre ; certaines personnes ne s’en remettront peut-être jamais. Mais à ce moment où nous avons ressenti la dimension collective du pays, celle-ci s’est immédiatement complexifiée pour intégrer toutes les parties qui la composent et développer des connexions qui jusque là n’existaient que peu, ou pas.

Les exemples abondent. Un soldat laïque qui demande, dans un cri du cœur, que les gens prient pour nos soldats à Gaza. Des ultra-orthodoxes, qui, jusque-là, pour beaucoup, refusaient d’avoir quoi que ce soit à faire avec l’armée, s’engagent ou se portent volontaires. Des arabes qui jouent un match de foot et font une minute de silence en hommage aux victimes avant de commencer. Et je pourrais continuer la liste encore et encore.

Toutes les composantes du pays se sont unifiées et sont devenues solidaires les unes des autres. De là nous tirons notre force, de là nous tirerons notre résilience. Am Israel hai. – Fin du 33ème jour, 24 heshvan 5784.