Journal d’un civil (32) Le rire

Ce matin, j’ai commencé à organiser ma nouvelle bibliothèque. J’ai installé un fauteuil très confortable dans un coin, entre deux meubles, de façon à avoir un endroit cosy où lire et méditer. Je peux aussi attraper des livres sans me lever et poser une tasse de thé à portée de la main : le bonheur.

Toute la question était de savoir quel thème j’allais choisir. Quels livres installer dans cette bibliothèque collée au fauteuil ? La philosophie ? La linguistique ? Les bandes dessinées ? J’ai décidé de revenir aux fondamentaux, au sujet qui m’a occupé pendant mes années d’études universitaires : la littérature française.

J’ai donc fait un tri général des ouvrages que j’avais déjà amenés, afin d’extraire, des piles posées en vrac, les livres qui concernent le sujet. Très vite, je suis tombé sur mes différentes éditions de Rabelais. J’ai mis la version de poche, que je peux emporter dans un sac et lire n’importe où, à côté de l’édition savante, qui accumule les notes et les commentaires.

Et comme j’ai un peu de temps devant moi, j’en profite pour lire un peu. J’ouvre au hasard et je tombe sur l’une des citations les plus fameuses : « Mieulx est de ris que de larmes escripre, Pour ce que rire est le propre de l’homme ». (Une vieille idée dont l’histoire remonte – au moins – jusqu’à Aristote).

Je repense à une vidéo que j’ai vue hier, un extrait d’une émission satirique israélienne, qui était relativement drôle. Et je repense également à la remarque d’un de mes amis américains, à qui j’ai envoyé un article de presse en ajoutant un mot supplémentaire dont je savais qu’il le ferait rire. Ça n’a pas manqué, et il a ajouté : « you found the humor in this time of darkness! »

Il a raison, mais le fait qu’il le souligne montre que, pour lui, c’était tout sauf évident.

C’est un sujet dont on parle peu (il n’est pas vraiment tabou, mais il n’est pas abordé) : en temps de guerre, on rit. On pleure, on a peur, mais on rit également. Le rire ne se retire pas au moment où la guerre commence : il se tient en embuscade, prêt à nous aider quand on en aura besoin. Car le rire est un formidable antidouleur. Il dénoue subitement des tensions autrement insupportables. Il résout des situations sans issues en les retournant comme des bottes de foin. Il est la valve sur la cocotte-minute de nos vies angoissées.

Ce n’est pas pour rien que notre deuxième patriarche s’appelle Yitzhaq. En hébreu : « il rira ». Autrement dit : il traversera l’Histoire, et l’Histoire sera dure et sanglante, mais il aura une arme secrète pour survivre. Il rira.

Et depuis, on raconte des blagues pour arriver à danser avec le monde plutôt que de devenir dingues.

Mais attention : ce rire-là n’est pas un rire moqueur, et encore moins un rire destructeur. C’est un rire métaphysique. Un rire thérapeutique. Un rire qui prend les débris du réel et les réorganise dans une configuration qui dévoile un nouveau sens. Et ce sens permet de continuer.

Les Israéliens sont très forts pour cela. C’est un humour caustique, souvent noir, mais également très fin. L’émission satirique principale (erets nehederet) est revenue à l’antenne le 25 octobre. Certains pourraient trouver que c’était trop près des événements, mais il y a eu un sketch magnifique, qui dit tellement de choses sur le pays.

On voit un bus, et devant, un soldat, avec une liste. Elle dit : ceux que j’appelle, vous montez dans le bus. Et elle commence :
– Les anarchistes !
Un gars monte dans le bus.
– Les pro Netanyahou !
Deux trois gars montent dans le bus. On n’est pas sûr de saisir de ce qu’il se passe. Elle continue :
– Les traîtres ! Les messianiques ! Les planteurs de couteaux dans le dos !
Tout un tas de gars montent les uns après les autres, dans une très bonne ambiance.
– Les fossoyeurs de la démocratie !

Et elle continue avec des noms d’oiseaux du même genre (mon préféré : « les privilégiés avec une rolex ! »), et à chaque fois les gars montent dans le bus, la saluent ou lui tapent dans la main.

En réalité, c’est la liste des différents groupes qui s’engueulaient, comme dans une bagarre de village gaulois, à propos d’une réforme judiciaire, pendant les mois et les mois et les mois qui ont précédé la tragédie de début octobre. Au point que nos ennemis pensaient que la société israélienne était tellement divisée qu’il était temps de passer à l’action.

Erreur de diagnostic : nos divisions ont toujours fait partie de notre mode de fonctionnement. En réalité, elle ne sont plus que superficielles, et servent à propulser la dialectique. Quand il y a un problème, tout le monde se ressoude et on prend tous le même bus en se tombant dans les bras les uns les autres.

Ce à quoi la soldate qui fait l’appel conclut : « allez les amis, troisièmes classes, vous m’avez manqué ! »

Vu de l’intérieur, c’est mordant, c’est touchant, on rit aux éclats et on retient ses larmes, parce qu’en moins de deux minutes, ce sketch en dit plus que des kilomètres d’éditoriaux sur qui on est et comment on y va : c’est le bazar, le bus est un peu branlant, mais on est déterminés et tellement heureux de se retrouver. « Mieulx est de ris que de larmes escripre, pour ce que rire est le propre de l’homme ». – Fin du 32ème jour, 7 novembre 2023, 23 heshvan 5784.