Journal d’un civil (31) L’école

6 novembre.

Hosanna ! Sasson ve’simha ! Jour de gloire à Be’er Sheva ! Aujourd’hui, l’école reprend !

Bien sûr, quand je dis « hosanna », je l’utilise dans le sens français du terme. Comment un mot qui, en hébreu, veut dire « de grâce, secours-nous » a mué pour une expression de joie me dépasse totalement. Mais c’est une catégorie linguistique identifiée : des mots dont le sens actuel est l’opposé du sens d’origine. Je me souviens encore d’un de mes professeurs nous détaillant ce phénomène. Le mot qu’il avait utilisé en exemple était « énervé ». Etymologiquement : « privé de nerf, c’est-à-dire mou ». Aujourd’hui le sens est exactement l’inverse : il signifie « excité ».

Bref, l’école reprend.

Je suis nerveux comme un jour de rentrée lorsque c’est moi qui enseignais. Il y a plein de choses à préparer, plein de routines à remettre en place.

Mon fils a bien compris ce qu’il se passait : ce matin, dès le saut du lit, il me parle en hébreu, chose qu’il faisait rarement ces derniers temps.

On prépare tout ce qu’il faut préparer : le bento (même si en hébreu ce n’est pas le mot que les gens utilisent, c’est celui qui est entré dans la parlure de notre foyer), la bouteille d’eau et les vêtements de rechange. Le sac à dos est lourd, mais il a des roulettes. Un souvenir ramené de France et offert par ses grands-parents.

A sept heure et quart, on sort de la maison. L’air est frais, mais on sent que ça n’est que temporaire. Il fait 17°C, et ça va monter rapidement dans les heures qui viennent.

On loupe le bus de peu ; il faut attendre le suivant, qui n’arrive que dans vingt minutes. Puis quinze minutes de transport, alors que tout ça serait réglé en cinq minutes de voiture. Les circonstances sont particulières, et les transports scolaires sont suspendus pour le moment. Je ne serais pas tranquille de toute façon. Je préfère amener mon fils moi-même pour pouvoir m’en occuper en cas d’alerte.

Parce que c’est bien sûr ce qu’on a en tête en permanence. Pendant les quarante-cinq minutes pendant lesquelles on va être dehors, que faire si ça se met à sonner et qu’il faut aller aux abris ? Je n’ai encore jamais connu la situation en étant dans un bus.

J’essaye de rationaliser en me disant que les sirènes ne sonnent jamais le matin. Et que s’il y a une sirène, le bus va s’arrêter et qu’il suffira d’aller se mettre à l’abris des bâtiments qui longent la rue.

Ça, c’est la théorie. Mais comme le dit le grand philosophe Homer Simpson : « je suis d’accord avec toi en théorie. En théorie, le communisme ça marche. En théorie. » Dans la réalité – je préfère ne pas penser à cette réalité.

Le plan restera simple : je prends le bus, j’amène mon fils, je reprends le bus dans l’autre sens et je rentre à la maison. Etape par étape, une chose après l’autre, et on ne pense qu’à ce qu’on fait au moment où on le fait.

Arrivé sur place, mon fils voit un de ses copains qui arrive depuis la direction opposée. Les deux sont ravis de se retrouver. Ils courent jusqu’à la porte, ils frappent ensemble. L’une des assistantes maternelles nous ouvre. On discute un peu, et je demande (négligemment) « et donc il y a un mamad ? Ou un miklat ? »

Elle dit oui, oui, venez voir.

L’abris anti-bombes est situé entre les deux classes qui constituent l’école. Une porte de chaque côté, pas de fenêtre. C’est là que les enfants accrochent leur manteau et posent leur sac. Comme l’a fait remarquer mon épouse, s’il y a une alerte, ils auront quelque chose de familier avec eux.

Tous les enfants sont en train de jouer dans la classe comme si de rien n’était. Je m’éclipse sans rien dire.

Le retour est rapide et je me remets à mon activité favorite du moment : le déménagement. Sac par sac, carton par carton. Je ne sais pas quand j’en verrai le bout, mais qu’importe. Chaque petite cuillère que j’ai enlevée du premier appartement pour la mettre dans le second est une petite cuillère en moins.

Je fais un aller-retour et je passe le relais à mon épouse, qui veut aller ranger un peu ce qu’on a déjà amené.

Je reste sur le canapé à lire. C’est la première fois que je peux travailler un peu depuis fort longtemps. Je n’en ai presque plus l’habitude. Deux heures devant moi pendant lesquelles je peux faire absolument ce que je veux sans être interrompu ? Vertige.

J’en profite pour continuer à travailler sur les mots du conflit, en l’occurrence, je suis plongé dans un ouvrage sur le racisme et ses différents avatars au cours des derniers siècles. Il y a des choses intéressantes, mais c’est un peu fouillis et on sent que l’auteur ne maîtrise pas tout à fait certaines parties de son discours. Qu’importe. Le simple fait de pouvoir enfin recommencer mon travail d’étude et d’écriture (en dehors de mon journal) est un vrai bonheur.

Vers midi et demi, mon épouse revient avec mon fils. Ce dernier semble ravi. Il tient un drapeau israélien à la main, qu’il a confectionné lui-même. Puis, en début d’après-midi, après un bon café et quelques carrés de chocolat, je repars à l’appartement. J’appelle mes parents, et mon père m’apprend le décès de son oncle.

Cela faisait des années que l’on n’avait pas eu de nouvelles. Ce week-end mon cousin et sa famille sont allés voir mes parents et ils ont évoqué cet oncle de façon complétement fortuite. Ils ont regardé sur internet par curiosité et sont tombés sur un faire-part de décès qui datait du 14 octobre.

Mon père me raconte quelques anecdotes sur cet oncle qui n’avait que onze ans de plus que lui et dont il avait été très proche. Il était très doué pour les jeux, en particulier pour les échecs, qu’il avait appris à mon père. Mais l’oncle était plus fort et le battait toujours. Mon père n’avait réussi à le battre qu’une fois, après avoir étudié sérieusement : il me dit qu’il a eu mal à la tête pendant des semaines !

Ils étaient également allés à New York dans les années 70, avec une excursion à Washington. Un grand souvenir. Par une coïncidence amusante, j’ai vécu dans ces deux villes cinquante ans plus tard. Je me demande en écrivant ceci, s’il était allé voir l’oncle de Brooklyn à cette occasion. Histoire à creuser.

Le soir, enfin, un ami ramène un utilitaire de son travail. C’est celui lui qui vend des moquettes et des parquets : il connaît les problèmes de déménagements sur le bout des doigts.

On fait un premier chargement, puis un second. On met tout ça dans l’appartement, et on en profite pour parler en hébreu. La plupart des amis que nous avons à Be’er Sheva sont soit anglo-saxons, soit, s’ils sont Israéliens natifs, anglophones. Ce qui fait que je n’ai pas souvent l’occasion de pratiquer l’hébreu de façon détendue. Lorsque je parle, c’est la plupart du temps dans un contexte spécifique : l’école, la banque, le médecin, etc.

J’apprécie de pouvoir parler de tout et de rien avec quelqu’un qui peut me donner le mot manquant le cas échéant. J’ai parfois des lacunes étonnantes. Je peux lire l’hébreu biblique, mais je ne sais pas dire « interrupteur ». Pourquoi ? Parce que je n’ai jamais eu besoin de me servir de ce mot auparavant. Si ce n’est que ce soir, je dois dire « tiens, allume l’interrupteur, on n’y voit que pouic. »

Conclusion : mon fils a repris l’école et je reprends l’oulpan ! – Fin du trente-et-unième jour, 6 novembre 2023, 22 heshvan 5784.