Journal d’un civil (30) Le deuil

5 novembre 2023.

                Dimanche, premier jour de la semaine israélienne. Dimanche, plein d’énergie et de bonne volonté.

                La nuit a été un peu difficile. Ma fille s’est réveillée en pleurant, probablement à cause de quelques dents qui ont du mal à sortir, et tout le monde a eu du mal à se rendormir. A six heures, j’ouvre un œil, puis le suivant, et la journée se met en route.

                Je commence par lire les nouvelles histoires de voir si le monde tient encore debout après ce week-end. Comme la réponse est oui, je me prépare une grande tasse de café et je vais prendre une douche. Puis je dis la prière du matin et je lis une histoire à mon fils, qui a besoin d’un moment de calme avec son père. Il a pris une BD qui traînait sur une étagère, un livre que j’avais perdu de vue depuis fort longtemps : le premier album des Schtroumpfs, réédité il y a quelques années dans un petit format. On lit l’histoire du village et du grand Schtroumpf qui prépare des potions magiques.

                Arrive ensuite l’heure de s’occuper du déménagement : on charge la poussette et on va au nouvel appartement. En chemin, on profite du temps. Grand ciel bleu, soleil léger, température idéale.

                 A l’appartement, je vide les cartons et les sacs pleins de livres que j’ai amenés ces derniers jours. Je commence à organiser tout ça dans les nouvelles étagères. Je mets les volumes de la Pléiade et les Jean de Bonnot à la place d’honneur.

                Vers onze heures, je bois le café que j’ai préparé avant de partir, du café turc à la cardamome. Pour peu, ce serait une matinée parfaitement normale.

                Pour peu.

                Si ce n’est que ce matin : près de 240 de nos frères et sœurs sont toujours retenus en otage à Gaza, et que parmi eux se trouvent au moins trente enfants, dont des bébés.

                Si ce n’est que ce matin : la guerre continue à Gaza, à quarante kilomètres de chez nous. Et qu’elle tente de se répandre au nord, à la frontière avec le Liban et à la frontière avec la Syrie. Au sud : le Yémen a tiré plusieurs missiles dans notre direction. Un d’entre eux a atterri en Jordanie, et un autre a été intercepté par notre armée. Et à l’est : on vient d’apprendre que les milices shiites en Irak essayent de pousser vers la frontière jordanienne, et que les Jordaniens leur ont fait passer un message très clair : n’approchez pas.

                Si ce n’est que ce matin : nos soldats, c’est-à-dire nos frères, nos sœurs, nos parents, nos enfants, sont mobilisés et qu’un certain nombre mène des combats sans relâche, jour et nuit, et que 347 d’entre eux sont tombés depuis le 7 octobre.

                Si ce matin avait une bande son, ça serait une longue sarabande pour violoncelle, et les sanglots de l’instrument feraient frémir les tamaris. Le ciel ne devrait pas être bleu lorsqu’un drame se déroule. Il devrait avoir la pudeur de se recouvrir de nuages gris et le soleil devrait se cacher quelques heures pour nous laisser le temps d’être triste.  

                Aujourd’hui marque le trentième jour après les massacres du 7 octobre. Dans la tradition juive, le deuil se déroule en trois temps : sept jours, trente jours, et onze mois.

                Alors ce soir, nous allumons tous des bougies pour marquer le trentième jour, et pour que leur souvenir perdure. Et nous espérons que ces millions de petites flammes qui vacillent dans l’obscurité de nos maisons finissent par devenir une grande lumière. – Fin du trentième jour, 5 novembre 2023, 21 heshvan 5784.