Journal d’un civil (170) Pourim

Dimanche 24 mars.

Cette année, je n’ai pas très envie de fêter Pourim. C’est contraire à l’esprit de la fête, je sais, mais c’est très difficile de s’y mettre. Parce que la guerre, parce que les otages, parce que l’actualité.

L’actualité devient de plus en plus grotesque. Outre le Secrétaire d’état américain qui est venu spécialement pour annoncer que le plan d’attaque contre le hamas qui se terre à Rafah n’était pas bon et qu’ils nous invitaient la semaine prochaine pour parler de leur plan à eux à Washington, on a la visite du secrétaire de l’ONU, un triste sire venu à la frontière égyptienne, autrement dit à quelques dizaines de kilomètres des lieux des massacres du 7 octobre, pour nous faire la morale. Venant d’une organisation aussi inutile que corrompue, on apprécie.

Sans compter qu’on a appris, la semaine dernière, que l’Iran était en train de présider la commission sur le désarmement nucléaire à l’ONU : on n’est plus à une galéjade près.

Et toujours, quelque part dans les sous-sol de Gaza, sont retenus prisonnier 134 de nos compatriotes.

C’est dans cette ambiance que, samedi soir, peu après la fin du shabbat, je me mets en route vers la synagogue, pour entendre la lecture du rouleau d’Esther.

C’est un des livres les plus étranges, et peut-être les plus profonds, de toute la Bible hébraïque. Ça commence presque comme un conte de fée : il y a un roi, une grande ville, un banquet, un complot déjoué par le héros, une reine qui va sauver son peuple in extremis et des retournements de situation à profusion.

Mais la tradition nous met en garde : il faut tout écouter, il ne faut pas perdre un seul mot de l’histoire. Peut-être parce que derrière, se cache en réalité une méditation profonde sur l’histoire, sur son sens, sur la manière dont elle avance, et sur la manière dont elle se termine. Rien que ça.

Alors ce soir, je vais écouter la lecture publique. J’ai emmené mon livre, mais je n’ai pas de costume, comme il est de coutume. Pas envie. Tous les ans c’est un peu la même histoire : on dit des mois à l’avance que, cette année, on ne va pas se laisser déborder, et puis on attend le dernier moment.

En général, le dernier moment suffit. Mais cette année je ne porte rien d’autre que mes vêtements habituels.

Je m’installe dans le fond de la synagogue, je dis bonsoir à mes voisins, et, à dix-neuf heures quinze, la prière commence.

On dit la prière du soir, et on commence la lecture de la megilat Esther. « Ce fut au temps de Ahashverosh, cet Ahashverosh qui régnait de l’Inde à l’Ethiopie, sur cent vingt-sept provinces ».

Le lecteur est excellent. Il va vite (cours de lecture rapide en hébreu), mais il module sa voix, insère des passages chantés, d’autres joués, voire surjoués : tout ce qu’il faut pour une bonne lecture de l’histoire, qui se déroule simultanément, comme chez Rabelais, à la fois dans un registre léger, parfois carnavalesque, et dans un registre profond.

Cette année, certains passages interpellent plus que d’autre. Mon préféré : le moment où Mordekhai dit à Esther : « Ne t’imagine pas que dans la maison du roi tu échapperas (seule) de tous les Juifs, Car si tu te tais en ce temps, il viendra un secours et un élargissement pour les Juifs d’un autre endroit, et toi et ta maison paternelle vous périrez. Et qui sait si ce n’est pas pour un temps comme le présent que tu es parvenue à la dignité royale ? »

Toute ressemblance avec des personnes de l’actualité serait, etc.

Quarante-cinq minutes plus tard, la lecture est terminée. Je rentre à la maison, et on va se coucher tôt tellement on est fatigué.

Le lendemain, Pourim continue. Les enfants se lèvent vers six heures, et c’est maintenant le moment qui leur est consacré. Ils ont leurs déguisements et les sacs remplis de friandises sont prêts.

Je cherche un costume dans la boîte à déguisements, et je choisis un masque bleu nuit. Je dis : « je suis un espion vénitien ! » Tout le monde rit : le costume est adopté.

Ils vont jouer au parc avec leur mère, et tout le monde revient vers onze heures. On charge la poussette et on part voir les amis pour distribuer les mishlah manot, ces paquets remplis de douceurs qu’on donne aux gens qui nous entourent. Mon fils, qui est particulièrement sociable, en donne également à des gens qu’on croise et qui lui paraissent devoir recevoir un petit cadeau. A chaque fois la réaction est la même : les gens sont heureux d’une attention à laquelle il ne s’attendait pas une minute auparavant.

On va de maison en maison, et on reçoit également tout un tas de paquet. Le taux de glycémie monte rapidement.

Cette année, on croise peu de gens déguisés. Je me rends compte que j’ai oublié de mettre le masque, qui est quelque part au fond de la poussette. En revanche, on note une inflation certaine des châteaux gonflables, qui ont pullulé pendant la nuit dans différents endroits du quartier. Où sont-ils donc le reste de l’année ?

Vers treize heures trente, on rentre à la maison, et on fait une petite pause. On boit, on mange un peu de « vraie » nourriture (du riz sauté au poulet, fait avec les restes du shabbat : un délice), et on repart vers quinze heures.

Cette fois, direction le festin, l’autre grand moment de la journée. Il a été organisé dans une synagogue où l’on va régulièrement, pour les familles avec de jeunes enfants. Tout le monde a apporté à manger, on ouvre des bouteilles de vin, et on mange en portant quelques toasts, pendant que les enfants courent dans tous les sens, et que les parents s’affolent à tour de rôle (moi compris) : mais où est passé untel ? Est-ce que quelqu’un a vu unetelle ?

Vers dix-sept heures, c’est l’heure de rentrer à la maison. Les enfants sont exténués et commencent à le montrer : mieux vaut partir sur une note positive. On rentre, on leur donne le bain, et, entre dix-huit et dix-neuf heures, tout le monde s’endort. Tout le monde, y compris ma femme, qui s’est assoupie sur le canapé avec mon fils.

Je range un peu, je rédige mon texte. Fin de la journée de Pourim, un Pourim différent de par la célébration, mais dont les thèmes n’en finissent pas de faire écho à ce que nous vivons. Pourim, l’histoire d’un empire perse dont l’un des dirigeants décide d’essayer d’exterminer le peuple juif. Pourim, la fête où nous lisons, plus de deux mille ans après, la manière dont il a échoué, et dont nous avons continué.

Fin du 170ème jour, 24 mars 2024, 14 adar II 5784.