Journal d’un civil (152) La table de la cuisine

Mercredi 6 mars

Cela fait quatre mois que nous avons emménagé dans notre nouvel appartement, et il commence à peine à prendre forme. Les cartons sont déballés depuis longtemps, les meubles sont en place, mais il manque encore un peu de confort. Cela vient peu à peu. On essaye des combinaisons, on permute des objets et on finit toujours par trouver l’organisation optimale de tel coin, avant de passer au suivant.

La semaine dernière, par exemple, on a changé la table de place. Jusque là, elle se trouvait sous la fenêtre, en face de la buanderie, un peu à l’écart. On ne l’utilisait pour ainsi dire jamais. Et puis, en regardant une émission d’architecture, on a vu un espace assez similaire au notre, où la table se trouvait à un endroit qui a fait tilt.

L’après-midi même, on l’a déplacée, et on l’a mise à côté du salon, adossée au comptoir de la cuisine. On perd un pan de table, mais on gagne un espace d’une convivialité certaine. A côté, on avait laissé, temporairement, un fauteuil en cuir rouge. Le temporaire est devenu permanent : le fauteuil est particulièrement confortable, et permet de transformer l’endroit en un petit bureau.

Cette table vient de loin. C’est une vieille table ronde, en bois brut, avec des pieds tournés et un plateau qui se rabat de deux côtés autour du centre, qui, lui, est rectangulaire. Une vieille table qui doit avoir un bon siècle derrière elle, une table comme on en trouvait chez des milliers de familles françaises.

La particularité de celle-ci ? Être arrivée jusqu’à nous. Alors que la plupart des meubles de famille ont fini dispersé ou sur le bord de la route, celui-ci nous a trouvé. C’est un cadeau de ma cousine, qui l’avait chez elle. Elle a hérité, un jour, d’une autre table qui avait appartenue à son grand-père, une table dont elle rêvait, tant elle évoquait des souvenirs d’enfance merveilleux, une table qui, elle aussi, a fini par trouver son chemin jusqu’à chez elle. Alors je devins le gardien suivant de cette petite table ronde.

Un après-midi de mai, ma cousine m’appela. – Tu es chez toi ? – Oui. – Tu peux descendre ?

Et voilà qu’en bas de la cage d’escalier, se trouvait cette merveille. Nous la montâmes dans mon petit appartement, et elle devint la table de la cuisine, nom qu’elle a jusqu’à aujourd’hui, même si elle a été successivement dans un bureau, dans un salon, et, désormais, dans un espace mixte qu’on pourrait appeler « la pièce à vivre ».

Elle nous a suivi à travers le monde. Paris, le sud d’Israël, le Massachussetts, la Virginie, et retour à Be’er Sheva. Et elle est toujours en pleine forme. Pratique, solide, avec une patine qui donne envie de s’asseoir et d’écrire.

Ce que je fis de nombreuses fois. Elle a servi à manger, à écrire des livres, et même à enregistrer un podcast, en anglais, qui s’appelait (évidemment) « la kitchen table ».

Ce matin, pour la première fois, je me suis installé dans le fauteuil rouge, à côté de la table. Ma fille était assise sur un tabouret de l’autre côté. Elle mangeait un petit sandwiche au fromage que je venais de lui donner. Et, de façon un peu pressente, pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu envie de préparer une bonne tasse de thé, de prendre un carnet, et d’écrire.

La bouilloire est en route, le carnet est prêt et le stylo, itou.

Il est temps d’écrire.

**

Vers midi, c’est l’heure de ma séance hebdomadaire de kiné. Ça progresse gentiment, mais on ne peut pas dire que la douleur de la sciatique soit encore derrière moi.

Je patiente, assis sur une chaise en plastique connectée à deux autres chaises en plastique, un de ces mobiliers de salle d’attente qui sont facile à déplacer et à nettoyer. Je suis installé devant une porte est relativement mal fermée. A chaque inspiration, la capuche de mon vêtement pousse la porte, qui pousse aussitôt en sens inverse. Au début j’ai eu l’impression que le meuble allait s’effondrer sur moi, mais non, c’était juste un problème de physique niveau seconde : action – réaction.

Alors que je suis plongé dans cette méditation, une employée s’approche de moi, et me dit : est-ce que vous pouvez vous lever deux minutes, j’ai besoin de la porte ?

Aucun problème, je me lève, et je m’assieds en face.

L’employée prend le rang de trois chaises, le déplace au milieu de la salle d’attente, ouvre le placard, prend ce dont elle avait besoin, referme le placard, et repart. Sans remettre les chaises en place, qui sont maintenant plantées au milieu de la pièce comme des radis.

A ce moment-là, je me dis : pas de problème, je vais les remettre devant la porte. Mais la perspective de voir ce qu’il va se passer si on laisse la situation se développer est trop forte : pour l’instant, je ne bouge pas de ma chaise.

Deux minutes plus tard, une kiné sort de la salle de rééducation, et tombe nez à nez avec les trois chaises et leur localisation incongrue.

Stupeur.

Que va-t-elle faire ?

Dans un autre pays que je connais bien, elle appellerait le technicien pour se plaindre, pour demander pourquoi il y a des chaises au milieu du hall en expliquant qu’elle n’a pas que ça à faire. Ça prendrait dix minutes, tout le monde serait très énervé, et il y aurait, au final, un clampin qui en prendrait pour son grade (le plus bas dans la chaîne).

Mais pas ici.

La kiné voit les chaises, elle dit : « qu’est-ce que ça fout là ? », elle prend les chaises, les remet à leur place et se rend là où elle devait se rendre en premier lieu.

Magnifique.

Ça valait le coup de me faire mal au dos, pour devoir faire du kiné, pour venir une fois par semaine, pour assister à cette scène (non.)

Ça paraît dérisoire, mais c’est représentatif de ce qu’on pourrait appeler « la mentalité du kibboutz ». Il y a une blague qui consiste à dire que, grosso modo, à la fin, c’est le kibboutznik qui fait les choses. Qui s’occupe de nettoyer les toilettes ? Le gars du kibboutz ? Qui fait la bouffe ? Le gars du kibboutz. Qui monte la tente ? Le gars du kibboutz. Etc. Parce qu’au kibboutz, on peut se rouler les pouces, mais on peut aussi bosser, et, en grandissant, les enfants peuvent toujours aider plus ou moins là où ils ont envie. Ce qui favorise un esprit d’initiative et un sens pratique : faire, c’est quand même mieux que blablater.

Il y a eu une histoire de ce type au tout début de la guerre. Des membres d’un kibboutz sont évacués et sont placés dans un hôtel. Au bout de quelques jours, pour remercier le personnel de leur accueil, ils ont pris les commandes de la cuisine et organisé un festin complet.

D’où la chaise au milieu du hall. Pourquoi est-elle là ? Aucune importance. Qui l’y a mise ? Sans objet. Que faire ? C’est la seule question. On la prend, on la déplace, on améliore un peu la situation et on passe à autre chose. Imaginez à quoi ressemblerait un pays ou tout le monde se comporterait ainsi !

Le soir venu, je suis à la maison avec les enfants. J’attends un kablane, un de ces réparateurs qui savent tout faire, et qui sont la seule raison pour laquelle les immeubles israéliens tiennent à peu près debout en dépit de tout.

J’ai un problème de pression dans la douche : il n’y en a pas. Le matin, c’est comme se mettre sous un arroseur au goutte à goutte. Pour se laver la tête, prévoir une bonne demi-heure. J’ai démonté le pommeau, mais tout semble normal. Alors j’ai demandé à mon propriétaire s’il pouvait faire quelque chose et il m’a dit aucun problème, je t’envoie Untel, le meilleur réparateur de Be’er Sheva.

Vers dix-huit heures trente, le meilleur réparateur de Be’er Sheva arrive, les mains dans les poches. Il veut juste jeter un coup d’œil, pour voir l’ampleur du problème, avant de revenir avec son matériel un autre jour pour réparer ce qui doit l’être.

Il est à peine entré dans la salle de bains, que son téléphone sonne. Il me dit « c’est la famille ». Il décroche et s’engage dans une conversation à n’en plus finir, pendant qu’il démonte le pommeau de la douche et teste différents réglages. Le tout avec le téléphone coincé entre sa joue droite et l’épaule. « Oui… oui… bien sûr… qu’est-ce que tu crois… évidemment … bien sûr… etc. »

Enfin, il brandit le doigt de la victoire. Il me dit : regarde ! Et il sort le joint du pommeau de douche. Ou plus exactement : il extrait le joint, qui s’était logé dans le tuyau qui menait au pommeau de douche. Comment ? Mystère total. Il était fendu en deux, étiré dans le sens de la longueur et logé à l’intérieur du tuyau, ce qui avait pour effet de bloquer le débit, et donc de diminuer la pression.

Le kablane enlève le coupable, revisse le pommeau, teste, et voilà que la pression est revenue. Miracle !

Comme il a l’air d’effectivement savoir ce qu’il fait, je décide de lui montrer le deuxième problème de la maison : une prise branlante, dans laquelle le câble va et vient au moindre mouvement, ce qui a pour effet de redémarrer mon ordinateur à chaque fois que quelqu’un le frôle.

Il jette un coup d’œil, il a l’air de savoir quel est le problème. Il me dit : tu as un tournevis ?

Je lui dis oui, mais c’est la nuit, et il va falloir couper les plombs. Il me dit : mais non, pas de problème.

Je lui donne un tournevis plat petit modèle, et voilà qu’il démonte la prise, prend la vis, la cale entre ses dents et fait sauter le cache.

A ce moment-là, je décide de m’éloigner un peu. S’il y a un arc électrique qui surgit, il vaut peut-être mieux que je me tienne un peu à l’écart.

D’autant que le technicien décide de régler le problème : il enfonce le tournevis dans l’un des trous et commence à brandouiller l’intérieur.

Là j’ai carrément des sueurs froides. Je n’ose rien dire, de crainte de troubler sa concentration, mais je commence à avoir peur qu’il lui arrive quelque chose. Quel est le numéro des urgences déjà ? (101)

Une fois qu’il a trifouillé le trou numéro 1, il trifouille le trou numéro 2. Je comprends ce qu’il essaye de faire en voyant le geste : il réajuste le métal à l’intérieur.

Après quelques instants, il a l’air satisfait. Il remet le cache, la vis, et teste avec la prise de l’ordinateur. Et miracle numéro 2 : il y a une nette amélioration !

Les plombs n’ont pas sauté, le gars est toujours en bonne santé et les deux problèmes de la maison sont réglés – le tout en moins de dix minutes.

C’est peut-être le meilleur kablane de Be’er Sheva. Il va falloir que je pense à prendre son numéro.

Fin du 151ème jour, 6 mars 2024, 26 adar I 5784.