Journal d’un civil (151) L’Eurovision III

Mardi 5 mars.

Si on m’avait dit, lorsque j’ai commencé ce journal, que j’aurais à écrire au moins trois entrées sur la question de l’eurovision, j’aurais eu du mal à le croire. Et pourtant nous y voilà : nouveau rebondissement dans ce qui est devenu un feuilleton international. Ira-t-y, ira-t-y pas ?

On en était resté à deux refus de la part de l’organisme organisateur. La première chanson s’appelait October Rain : elle a été jugée trop politique. La seconde s’appelait Dance Forever : elle a, à nouveau, été jugée trop politique.

Cette fois, l’une des raisons a fini par sortir, par un tuyau tout à fait surprenant : c’est dans un édito de Philippe Val qu’on a appris que la raison du refus tenait à l’utilisation du mot « fleurs » dans la chanson.

Or, apparemment, dans l’argot de Tsahal, le mot « fleur » renvoie à un soldat tombé au combat. D’où l’allusion, d’où la politique, d’où l’interdiction.

Les compositeurs et la chanteuse sont repartis derrière leurs claviers pour concocter une troisième mouture, cette fois sans fleurs. La chanson s’appelle Hurricane. Elle reprend la mélodie précédente et évoque « une jeune femme qui surmonte une crise personnelle ».

Le responsable de tout ce bazar ? Un organisme qui s’appelle l’Union Européenne de Radio-Télévision (UER), et dont je n’avais, honnêtement, jamais entendu parler.

L’UER est composée de 112 organisations présentes dans 54 pays, avec 20 pays supplémentaires qui sont « associés ». Etablie en 1950 et basée à Genève, elle possède et gère l’Eurovision, un réseau de télécommunications qui fournit, entre autres, du contenu à ses membres. La présidente n’est autre que Delphine Ernotte, qui est également la présidente de France Télevision (elle avait déclaré sur Europe 1, peu après avoir commencé son mandat : « On a une télévision d’hommes blancs de plus de 50 ans, et ça, il va falloir que cela change »).

A creuser un peu la question, on se rend compte que l’accusation de « politisation » ne sort pas de nulle part : il y a des précédents. Il y a eu par exemple des controverses à cause du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. En 2015, l’Arménie a dû changer le titre de sa chanson, parce qu’elle aurait appelé à une reconnaissance du génocide arménien.

En 2016, la controverse concernait cette fois l’Ukraine et la Russie. La chanson ukrainienne s’appelait 1944, et les paroles faisaient référence à la déportation des Tatares de Crimée. Il y a eu un débat pour savoir si c’était politique, étant donné que la Russie venait d’annexer la Crimée. Mais non : ça a été considéré comme historique. Au concours de l’Eurovision, la politique non, mais l’histoire oui.

Ce qui pose une question fascinante, du même acabit que « combien de pomme faut-il manger pour qu’une pomme devienne un trognon ? » (Réponse : « une certaine quantité ») : combien de temps faut-il attendre pour que l’actualité devienne de l’Histoire ? (Réponse identique).

En 2022, la guerre éclate entre l’Ukraine et la Russie, et les choses se compliquent encore plus pour l’UER. Après des demandes pour suspendre la Russie et ses chaînes de l’organisation, l’UER a déclaré que les deux pays pourraient participer au concours, étant donné que ce dernier n’était pas de nature politique. Mais le lendemain, à la suite de pressions exercées par d’autres pays, l’UER a suspendu la Russie, en déclarant qu’autrement cela « jetterait le discrédit sur le concours. »

L’Ukraine a emporté le prix cette année-là, mais ne put organiser le concours l’année suivante, comme il est de coutume. La tâche incomba au second : le Royaume Uni. Volodymyr Zelenskyy demanda à faire un petit discours pour l’occasion, étant donné que son pays ne pouvait remplir sa tâche. L’UER refusa parce qu’elle ne voulait pas « politiser l’événement ».

Que retenir de tout ça ? Peut-être que l’UER est à moitié sincère dans son désir de ne pas politiser l’événement. Mais voir dans les deux chansons proposées jusqu’ici des chansons politiques me paraît un rien exagéré. Les dernières nouvelles disent que la troisième mouture pourrait être la bonne : suffisamment non politique pour ne pas choquer l’organisme organisateur.

Si jamais elle était à nouveau retoquée, je propose une solution : remplacer les paroles par un psaume. Un bon vieux psaume biblique, de ceux qu’on récite sans arrêt depuis le 7 octobre. Mais pas un psaume guerrier, ni un psaume plein de lyrisme. Un psaume tout simple : le 150. Une histoire d’instruments, une histoire de joie. Le final parfait pour un livre qui recense toute la gamme des émotions humaines ; l’Histoire finit bien, et elle finit en musique.

Fin du 151ème jour, 5 mars 2024, 25 adar I 5784.