Journal d’un civil (147) La solitude

Vendredi premier mars.

Ce matin, vers onze heures, alors que je commence à donner à manger à ma fille, je vois le téléphone sonner. Et, pour une fois, ce n’est pas un numéro israélien inconnu, ce qui est souvent le signe d’un livreur qui appelle pour savoir si on est à la maison, ou d’une institution médicale qui appelle pour confirmer un rendez-vous. Cette fois, c’est un nom, un nom que je connais, le nom d’une amie.

Cela fait un moment qu’on n’a pas échangé. Elle appelle pour prendre des nouvelles en donner. Pour papoter. Pour parler du grave et du banal qui agite nos vies. On discute un long moment, et, en raccrochant, je me rends compte que cela fait très longtemps que personne ne m’a appelé ainsi. Pour dire bonjour, pour dire comment ça va, pour dire on pense à vous. Mis à part ma famille immédiate, c’est le premier coup de fil que je reçois depuis des mois et des mois.

Je ressens à la fois beaucoup de joie d’avoir pu ainsi parler avec une amie proche, mais également beaucoup de tristesse en me rendant compte à quel point nous sommes isolés. Quand je dis « nous », je ne veux pas dire seulement moi et ma petite famille, mais nous avec toutes les dimensions qu’englobe ce terme, jusqu’à inclure la nation entière.
Lorsque mon rabbin est venu il y a quelques semaines, c’est l’une des choses que j’ai dit à sa femme, lorsqu’elle est venue le chercher au café où nous nous étions installés. Merci. Merci d’être venus.

Ce sentiment de solitude est amplifié par le fait que nous sommes de nouveaux immigrants. Nous sommes loin des langues et des cultures dans lesquelles nous avons grandis. Et, lorsque les lignes aériennes ont été coupées, la distance est devenue encore plus importante.

J’ai toujours eu l’impression qu’Israël était proche de la France. Je suis parvenu à l’âge adulte à une époque où le transport aérien était abondant et relativement peu cher. Pendant mes études j’allais à New York pour trois cents euros aller-retour, et Israël me paraissait aussi proche que d’aller passer des vacances à Toulouse.

Raison pour laquelle l’alyah m’a paru également facile : ma famille en France était à portée d’avion, et les avions volent dans les deux sens.

Et voilà que tout d’un coup, nous avions l’impression d’être revenu un siècle en arrière, quand les voyages d’un continent à l’autre étaient chers, longs, et réservés à une élite. Le Covid d’abord, la guerre ensuite. Traverser la Méditerranée redevenait une aventure, une aventure à laquelle une famille doit penser plusieurs fois avant de l’entreprendre.
La culture avait pris le même chemin. Pendant le Covid, les colis ne circulaient plus, et, à nouveau, l’impression d’être coupé du reste du monde. Heureusement depuis le mois d’octobre, les colis ont toujours circulé, et, l’un des carburants nécessaires à mon moral, les livres, continuent à arriver. Beaucoup de sites ne livrent pas en Israël : il faut passer par les mastodontes. On peut en dire ce qu’on veut : eux, au moins, continuent à faire tourner le commerce international et à faire circuler la culture.

La solitude n’est pas qu’individuelle. Elle est aussi collective. La Torah nous avait prévenus : nous sommes le peuple solitaire parmi les nations. Idéalistes. Rêveurs. Porteur d’une vision sans commune mesure.

Et voilà qu’à nouveau, l’histoire nous isole. Qui sait ce qu’il en sortira ?

A ce sujet, je pense à un célèbre apologue talmudique que l’on trouve dans le traité Taanit, page 21a.

« Et pourquoi l’ont-ils appelé Naḥum de Gam Zu ? La raison en est qu’à propos de toute affaire qui lui arrivait, il disait : Ceci aussi est pour le bien [gam zu letova]. Une fois, les juifs ont souhaité envoyer un cadeau [doron] à la maison de l’empereur. Ils dirent : Qui doit aller présenter ce cadeau ? Que Naḥum de Gam Zu y aille, car il est habitué aux miracles. Ils envoyèrent avec lui un coffre [sifta] rempli de bijoux et de perles, et il alla passer la nuit dans une certaine auberge. Pendant la nuit, ces résidents de l’auberge se sont levés et ont pris tous les bijoux précieux et les perles du coffre, et l’ont rempli de terre. Le lendemain, lorsqu’il vit ce qui s’était passé, Naḥum de Gam Zu dit : Cela aussi est pour le bien.

Lorsqu’il arriva là-bas, au palais du souverain, ils ouvrirent le coffre et virent qu’il était rempli de terre. Le roi souhaitait mettre à mort tous les émissaires juifs. Il dit : Les Juifs se moquent de moi. Naḥum de Gam Zu dit : Cela aussi est pour le bien. Élie le prophète vint et se présenta devant le souverain comme l’un de ses ministres. Il dit au souverain : Cette terre est peut-être issue de la terre de leur père Abraham. Comme lorsqu’il jetait de la terre, elle se transformait en épées, et comme lorsqu’il jetait du chaume, elle se transformait en flèches, ainsi qu’il est écrit dans une prophétie que les Sages ont interprétée ce verset comme une référence à Abraham : « Son épée les rend comme la poussière, son arc comme le chaume enfoncé » (Isaïe 41:2).

Il y a une province que les Romains n’ont pas réussi à conquérir. Ils ont pris un peu de cette terre, l’ont testée en la lançant sur leurs ennemis et ont conquis cette province. Lorsque le souverain vit que cette terre avait effectivement des pouvoirs miraculeux, ses serviteurs entrèrent dans son trésor et remplirent le coffre de Naḥum de Gam Zu de bijoux précieux et de perles et le renvoyèrent avec de grands honneurs.

Lorsque Naḥum de Gam Zu vint passer la nuit dans cette même auberge, les habitants lui dirent : Qu’as-tu apporté avec toi à l’empereur pour qu’il te fasse de si grands honneurs ? Il leur répondit : Ce que j’ai pris ici, je l’ai apporté là-bas. Lorsqu’ils entendirent cela, les habitants de l’auberge pensèrent que le sol sur lequel se trouvait leur maison avait des pouvoirs miraculeux. Ils démolirent leur auberge et apportèrent le sol en dessous au palais du roi. Ils lui dirent : Cette terre qui a été apportée ici provenait de notre propriété. Le miracle n’avait été accompli qu’au mérite de Naḥum de Gam Zu. L’empereur testa la terre de l’auberge lors d’une bataille, et on ne lui trouva pas de pouvoirs miraculeux, et il fit mettre à mort ces résidents de l’auberge. »

Sur ce, il est temps de déconnecter pour finir de préparer shabbat.

Shabbat shalom.

Fin du 147 ème jour, premier mars 2024, 21 adar I 5784.