Pour M., avec qui je parcours les vastes étendues azurées.
Les grandes œuvres fonctionnent toujours à deux niveaux (au moins). Le premier est le niveau de l’histoire immédiate. Celle dont on fait l’expérience en tant que lecteur, spectateur ou auditeur, et qui, pour devenir un classique, doit être émotionnellement satisfaisante. Mais pour être une grande œuvre, il faut un deuxième niveau. Une bonne histoire bien racontée ne suffit pas : encore faut-il qu’elle ait quelque chose à dire. Souvent son sens profond se laisse désirer ; il demande un effort de la part de celui qui reçoit l’œuvre, un effort de réflexion qui va lui permettre de passer d’une position passive à une position active.
Parfois le sens est bien caché. C’est pour cette raison par exemple, que Rabelais écrit une préface à Gargantua. Il rappelle que, dans le Banquet, Alcibiade compare Socrate à un silène, une de ces petites boites décorée d’une figure grotesque, dans laquelle on rangeait de l’ambre gris ou d’autres substances délicates et onéreuses. Socrate n’était pas beau, mais à l’intérieur, c’était le plus grand. Rabelais explique que son livre entre dans la même catégorie : « C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C’est à dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. » Il le fait pour essayer de contrer la censure, mais il le fait surtout parce qu’il craint que l’on passe à côté de son texte. Au vu (au hasard) du chapitre XIII de Gargantua intitulé « Comment Grantgousier congneut l’esperit merveilleux de Gargantua à l’invention d’un torchecul », on peut le comprendre.
Kiki la petite sorcière fait partie de ces œuvres, où le thème principal n’est pas évident au premier abord. L’histoire semble être une histoire d’apprentissage classique, la découverte, par une jeune adolescente, du monde adulte et de ses responsabilités. Mais ce thème-là est accessoire. Le thème profond est tout autre, et, lorsqu’on a l’a repéré, tout les autres motifs s’organisent autour de lui sans difficulté ; le film est en réalité une longue méditation sur la création artistique, ses rouages et ses ressorts.
Le film commence par un plan divisé en trois : un tiers de ciel, un tiers d’eau et un tiers de terre, et le vent qui souffle, unissant en quelque sorte les trois dimensions. Kiki, l’héroïne du film, est allongée dans les herbes hautes. Elle écoute la météo à la radio : on annonce un vent d’ouest qui va dégager le ciel. Ce soir c’est la pleine lune.
Kiki est décidée : c’est aujourd’hui qu’elle prendra son envol. Car Kiki est une sorcière, et, dans son monde, à treize ans, les sorcières doivent commencer leur apprentissage. Elles quittent leurs parents, leur maison et leur village et partent découvrir le monde pendant une année, durant laquelle elles feront leurs preuves.
Kiki est une sorcière, mais ce n’est pas une sorcière occidentale. On utilise ce mot par commodité pour traduire le mot japonais 魔女 (majou). Si cette imagerie est bien arrivée au Japon par l’occident (elle réutilise par exemple le code des balais volants, des chats ou de la couleur noire), elle s’est très vite détachée de son origine pour acquérir une signification spécifique. Le thème de la petite sorcière est même devenu un genre en soi, appelé magical girl (魔法少女, mahou shojou), qui se décline, depuis les années 60 dans tous les médias.
En occident, la sorcière est souvent un archétype de vieille femme maléfique (mais dont la rédemption est possible, cf. Kirikou), tandis qu’au Japon il est devenu un archétype de jeune fille sur le point de devenir jeune femme, avec le thème de la magie et de la transformation comme écho à la transformation physique.
En débutant par le thème du treizième anniversaire et de l’initiation qui en découle, le film se place immédiatement dans le domaine classique des histoires de petites sorcières japonaises : c’est une histoire d’apprentissage et de passage à l’âge adulte.
Mais ça n’est que l’un des aspects du film : c’est en quelque sorte son aspect extérieur. Car le thème plus profond dont il est question ne se laisse découvrir que tardivement. A peine vingt minutes avant la fin ! Une fois la clé obtenue, il faut donc revenir au commencement et revoir le film pour comprendre comment il est décliné.
Procédons donc dans cet ordre et allons directement à la scène qui donne le sens profond de la métaphore de la magie, et partant de là, du vol.
Kiki connaît une crise profonde : elle ne peut plus voler. Le livre nous permet d’en apprendre un peu plus sur le contexte. Dans ce monde, où la modernité se trouve dans un entre-deux (il y a la télé en noir et blanc, mais les dirigeables sont encore monnaie courante), la magie des sorcières va en s’amenuisant. Plus le temps passe, plus la modernité s’installe et se développe, moins celles-ci ont de pouvoir.
La mère de Kiki ne connaît par exemple que deux choses : les herbes qui lui permettent de faire divers médicaments et la manière de voler. Ce qu’elle a enseigné à sa fille dès son plus jeune âge. Kiki, elle, ne sait même plus faire les potions. A sa génération, la magie s’est encore rétrécie : elle ne sait que voler sur un balais. Et même ça, elle a du mal : elle se laisse trop facilement distraire, et son balais peut soudain tomber de quelques mètres. Ses parents ont d’ailleurs fait installer des clochettes en haut des arbres du village, au cas où Kiki volerait trop bas, pour lui rappeler de mieux se concentrer. (L’auteur du livre avait d’ailleurs insisté pour que, malgré les changements apportés par l’adaptation de Miyazaki, les clochettes soient conservées).
Lorsque Kiki se rend compte qu’elle n’arrive plus à voler, c’est donc un grand moment de crise, puisque, comme elle le confie à Osono la boulangère : « je suis une sorcière en apprentissage ; si je perds ma magie je n’ai plus rien et je n’ai plus aucun avenir. »
La jeune artiste peintre qui réside dans la forêt va ouvrir une nouvelle porte. Alors que Kiki est en train de poser pour le tableau, Ursula remarque :
« Le dessin et la magie ont peut-être des points communs. Il m’arrive de ne plus pouvoir dessiner ».
Kiki est surprise du rapprochement. Elle demande : « C’est vrai ? Qu’est-ce que tu fais dans ces cas-là ? » Elle ajoute : « Il y a quelques temps je pouvais voler sans même y penser. Aujourd’hui c’est fini et je n’arrive pas à comprendre comment je faisais pour voler. »
La première réponse d’Ursula est relativement simple. Elle s’inscrit dans l’éthique japonaise du travail et de l’effort (résumé dans le mot 頑張って gambatte, littéralement : « persévérez »).
« Il faut se battre. Ne jamais abandonner. Essayer, essayer, essayer sans relâche. »
Kiki n’est pas convaincue : « Et si malgré les efforts on y arrive pas ? »
Ce à quoi Ursula fait une réponse moins stéréotypée, plus sincère, un vrai conseil utile pour une artiste : « dans ce cas on arrête. On fait de longues balades on admire le paysage on y pense plus et souvent sans qu’on s’en aperçoive l’envie revient. »
Kiki n’est toujours pas convaincue. Pour une artiste, c’est bien, mais pour une sorcière ? Elle demande : « Tu crois que je pourrais revoler ? »
La réponse d’Ursula est nette : « évidemment! […] »
Les plans suivants montrent quelques scènes d’un été tranquille : une ballade, un dîner, et puis une soirée. Kiki et Ursula se connaissent mieux ; cette dernière peut se laisser aller à quelques confidences et lui révéler le fond de sa pensée.
« Un jour, je ne sais pas pourquoi, ma passion s’est éteinte. Ce que je peignais ne me plaisait pas. Mon travail n’était qu’une imitation de tout ce que j’avais pu voir ailleurs. Mes copies ne valaient pas les toiles originales. J’ai eu l’impression que je ne valais rien. […] Mais l’avantage c’est que j’ai compris à ce moment-là ce qui était vraiment la peinture. C’est comme la magie : il ne suffit pas de connaître les formules. »
Kiki fait alors la remarque suivante, apparemment anodine : « On a ça dans le sang ».
La remarque semble parler à Ursula : « du sang de sorcière ! Voilà qui est drôlement intéressant comme idée. Du sang de sorcière, du sang de peintre, du sang de boulanger. Ce serait un pouvoir qui nous serait insufflé on ne sait par qui. C’est passionnant, même si c’est des soucis. »
Voilà la clé du film, voilà le contenu qui se trouvait sous le silène du roman d’apprentissage : l’équivalent : sorcière, peintre, boulanger.
Les trois seraient les espèces d’un genre plus large, trois déclinaisons d’une catégorie générale. Mettons de côté la boulange pour le moment, et intéressons-nous à ce que Kiki et Urusla peuvent avoir en commun.
Rembobinons le film et recommençons au début, en partant de l’idée qu’à chaque fois que l’on parle de magie, vraiment, ce dont on parle c’est de la création artistique.
(A suivre).
Image : https://www.flickr.com/photos/sotghwu/33138038800