Pour l’homme de la rue, le mot religion est un mot aussi évident que mystérieux. Évident, parce que tout le monde s’accorderait assez vite sur une définition, qu’elle soit intensive (quelque chose qui relève du « rapport individuel au sacré ») ou extensive (« le judaïsme, le christianisme, l’islam, etc. »). Mais mystérieuse, parce que, pour autant que le mot soit présent dans le débat de notre cité à une fréquence insoupçonnée personne, dès qu’il s’agit d’entrer vraiment dans la profondeur du concept, ne sait réellement de quoi il s’agit.
Et voilà que l’on bâtit des discours, des réflexions, et même des politiques publiques, sans que l’on sache vraiment de quoi relève l’objet dont il est question.
Car le mot religion est un mot flou, un mot papillon, un de ces mots dont le sens semble absolument nous échapper dès qu’on essaye de l’attraper, aussi grand notre filet fût-il.
Voici ce qu’en disait par exemple René Girard, dans un ouvrage datant de 1978 :
« En favorisant les rapprochements et les comparaisons, la recherche ethnologique, l’accumulation formidable des témoignages sur d’innombrables religions toutes mourantes ou déjà mortes, a accéléré la transformation du religieux en une questions scientifique, toujours offerte à la sagacité des ethnologues.
« Et c’est dans l’espoir de répondre à cette question que la spéculation ethnologique, pendant longtemps, a puisé son énergie. A une certaine époque, de 1860 à 1920 environ, le but paraissait si proche que les chercheurs faisaient preuve de fébrilité. On les devine tout soucieux d’être les premiers à écrire l’équivalent ethnologique de l’Origine des espèces, cette « Origine des religions » qui jouerait dans les sciences de l’homme et de la société le même rôle décisif que le grand livre de Darwin dans les sciences de la vie.
« Les années passèrent et aucun livre ne s’imposa. L’une après l’autre, les « théories du religieux » firent long feu […] » (1)
Mieux (ou pire selon le point de vue), l’historien des religions Jonathan Z. Smith note : « [le mot religion] peut être défini, avec plus ou moins de succès, de plus de cinquante façons ». (2)
Cinquante façons ? Quel genre de concept est-ce là, où cinquante définitions n’arrivent ni à s’accorder ni à le cerner ?
Encore plus troublant : considérez les faits suivants. Le mot « hindouisme » apparaît en 1787. Le mot « bouddhisme » date de 1801. En arabe, selon les meilleurs lexicographes, le mot utilisé pour dire « religion » (din) ne prend ce sens qu’au début du vingtième siècle. (3) Quand au mot utilisé en hébreu (« dat »), il n’apparaît avec ce sens dans le corpus compilé par l’académie de la langue hébraïque, qu’en 1851 ! (4) Alors quoi, avant il n’y avait pas de religion en hébreu ?
Quel que soit le bout par lequel on prend le problème, qu’il soit sémantique, historique ou étymologique, on bute très vite sur une série de difficultés qui semblent indiquer la même chose : peut-être qu’on a tord de penser que le mot religion est une catégorie aussi évidente qu’elle veut bien en avoir l’air.
Alors que faire ? Comment sortir de cette impasse ? En bons élèves de Confucius et de Xun Zi : en pratiquant la rectification des noms. Et pour cela, il nous faut retourner à l’origine, comprendre comment le mot était employé et comment il a évolué. En français, le mot religion vient du mot latin religio : c’est donc là que commence notre enquête.
« Religio » nous dit le Oxford Latin Dictionary, l’une des plus grands dictionnaires de la langue latine, comprend dix sens différents (5). Pratiquement aucun ne correspond à ce que nous entendons aujourd’hui par « religion », si bien qu’il nous faut nous plonger dans les auteurs classiques pour cerner ce qu’ils entendaient par là et mesure la distance qui séparer « religio »de « religion ». (6)
Le mot religio apparait dès les plus anciens textes du corpus de la littérature romaine.
On le trouve chez le dramaturge Plaute, dès le deuxième siècle avant notre ère dans le sens de « réserve, scrupules ». Dans la pièce Curculio (ou le parasite), l’un des personnages dit : « revocat me ilico, vocat me ad cenam ; religio fuit, denegare nolui » (« il me rappelle aussitôt et m’invite à dîner. J’avais des scrupules, je ne pouvait pas refuser »).
A peu près à la même époque, on le trouve également chez Térence, l’autre grand dramaturge romain, dans la pièce La Femme d’Andros qui pose littéralement l’équivalence scrupule/religio:
Chremes: at mi unus scrupulus etiam restat qui me male habet.
Pamphilus: dignus es cum tua religione, odium.
Chremes : Mais il me reste un scrupule qui me rend malade.
Pamphilus : tu es digne de haine avec ta religio.
On est bien loin du sens actuel, mais en continuant à dérouler le corpus de façon chronologique, on le trouve très vite associé aux dieux.
C’est par exemple le cas chez Cicéron, dans son ouvrage intitulé De la nature des dieux. Le dialogue se déroule dans le domaine de Gaius Aurelius Cotta, qui est présenté comme pontife. Il représente le scepticisme adopté par Cicéron, et, dans un passage du livre trois (2,5), il donne une définition du mot religio : « Cumque omnis populi Romani religio in sacra et in auspicia diuisa sit, tertium adiunctum sit, si quid praedictionis causa ex portentis et monstris Sibyllae interpretes haruspicesue monuerunt, harum ego religionum nullam umquam contemnendam putaui».
Soit : « Et la religio du peuple romain était divisée entre le sacré et les auspices, un troisième fut ajouté […] : je n’ai jamais pensé qu’aucune de ces religions doive être méprisées. »
Dans cette perspective, la religion du peuple romain est un ensemble constitué de trois éléments, et chacun de ces éléments est lui-même appelé une « religio ».
On trouve là un thème qui va être constant dans l’histoire du concept : la ligne floue qui sépare le genre (la catégorie générale) et l’espèce (le cas particulier). On trouve également un second thème capital : le fait que le mot peut être au singulier et au pluriel et qu’il va désigner des choses différentes selon le nombre auquel il est accordé.
D’un point de vue sémantique, on voit en tous cas que Cicéron l’emploie dans un sens concret : religio (l’espèce) relève d’un certain nombre de pratiques et religio (le genre) est un ensemble de pratiques.
On trouve également le mot chez Lucrèce, l’un des écrivains latins majeurs de la période classique. Dans un long poème qui récapitule l’enseignement de l’épicurisme, on trouve le mot religio employé huit fois au singulier et six fois au pluriel. (7)
L’ambiance est différente de celle de Cicéron. Chez Lucrèce, religio est une force négative dont il s’agit de se détacher : d’où les traductions qui utilisent parfois le mot « superstition ». On y voit en tous cas une critique d’un soucis excessif dans le rapport aux dieux et dans leur culte.
A partir du troisième et du quatrième siècle le mot religio va subir une évolution majeure en latin en raison de l’apparition d’une nouvelle force dans l’empire romain : le christianisme. Les pères de l’Eglise qui écrivaient en latin vont s’approprier le mot et lui donner des significations qui paraissent à première vue assez étonnante pour le lecteur moderne.
Le sens de « rituel » et de « pratique » est toujours présent lorsque le mot est employé au pluriel. Les religiones, c’est l’ensemble des pratiques cultuelles. Mais pour les auteurs chrétiens, apparaît une nouvelle catégorie : les veram religionem, autrement dit les pratiques rituelles véritables, telles qu’enseignées par le Christianisme.
C’est au début du quatrième siècle que Lactance, qui était le tuteur du fils de Constantin, le premier empereur chrétien, va introduire une distinction qu’il va marquer du singulier. Il y a d’un côté la vera religio, le culte rendu par les chrétiens, et la falsa religio ou falsae religiones (au pluriel). Il double cela d’une parallèle entre le culte rendu au Dieu unique et le culte rendu aux dieux multiples.
Lactance va même jusqu’à faire un parallèle avec Lucrèce, dans un changement sémantique que ce dernier n’aurait peut-être pas forcément apprécié : Lactance annonce libérer les esprits des religiones (les cultes erronés, qui devient donc un synonyme de superstition) grâce à la religio (la bonne façon de pratiquer le culte du dieu unique, tel qu’enseigné par la manière chrétienne).
Autrement dit, la religio devient le culte véritable rendu au dieu unique, tout le reste devenant des cultes erronés puisqu’ils manquent en quelque sorte la cible. Cette perspective va être développée et arriver à la conclusion que, le culte chrétien étant le culte véritable, tout autre culte est une forme d’hérésie. Voilà comment on va trouver pendant des siècles l’idée que l’Islam est une hérésie chrétienne. Non pas en raison de son dogme, mais en raison, d’après ces auteurs, du dévoiement du culte véritable.
A partir du cinquième siècle, et avec le développement des ordres monastiques, le couple religio / religiones prend également un nouveau sens, qui commence à exister en parallèle : religio désigne la vie monastique, tandis que religiones désigne les différents types de règles monastiques.
A nouveau le jeu du singulier et du pluriel, qui marque d’un côté la catégorie générale, de l’autre les membres particuliers.
Ces différents sens vont coexister de façon parallèle jusqu’à la fin du Moyen Age. Ce n’est qu’à ce moment-là que le mot religion va peu à peu acquérir le sens qu’il a aujourd’hui : à suivre donc.
Notes
(1) Des Choses cachées depuis la fondation du monde, René Girard, avec J.-M. Oughourlian et Guy Lefort, Grasset, 1978, p. 11 et 12. J’ai coupé la fin de la dernière phrase parce qu’elle renvoie à une question épistémologique qui est trop éloignée de notre sujet.
(2) Cité par Brent Nongbri dans Before Religion, Yale University Press, 2013, p. 16
(3) ibid. p. 2
(4) Le corpus est consultable en ligne : https://maagarim.hebrew-academy.org.il/Pages/PMain.aspx
(5) Les voici :
1. A supernatural feeling of constraint, usually having the force of a prohibition or impediment.
2. An impediment to action proceeding from doubt, religious awe, conscience, etc. A scrupule,
3. A state of impediment, etc. consequent on the violation or non-observance of super-natural laws
4. A manifestation of divine sanction
5. A consideration enforcing conformity to a religious moral principle, a sanction
6. A sense of the presence of supernatural power, religious fear, awe. Religious feeling, superstition.
7. A quality (attached to a person, place, object, action, etc.) evoking awe or reverence, sanctity. As a quality of god.
8. The performance of rites, ceremonies, etc. relating to the supernatural, religious observance. Religious practice, custom, ritual or similar.
9. A particular system of religious observances, cult.
10. Punctilious regard for one’s obligations, conscientiousness. Scrupulous regard (for).
(p. 1605 et 1606), consultable sur https://archive.org/details/aa.-vv.-oxford-latin-dictionary-1968/page/1606/mode/2up?view=theater
(6) Cette étude du mot religio suit le plan de Brent Nongbri, dans son livre Before Religion, a History of a modern concept, chapitre 2 Lost in translation, inserting religion in ancien texts.
(7) Selon Wilfried Cantwell Smith, dans The Meaning and end of religion, McMillan, 1964 p. 25. Nongbri base son étude du mot religio sur celle de Smith.