Temps existentiel et temps scientifique

C’est un cliché de la philosophie que de dire que le temps est un mystère. Saint Augustin avouait ne rien y comprendre malgré ses méditations, et, si l’on pensait depuis Einstein et la relativité générale qu’on commençait à mieux comprendre sa nature, on finit toujours par se rendrez compte qu’on bute sur quelque chose : «  Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. » (Les Confessions, XI, 14). Peut-être parce que c’est une de ces catégories à priori en dehors desquelles on ne peut penser. Le temps est une donnée tellement inséparable de notre condition qu’il nous est impossible d’imaginer à quoi ressemblerait un monde sans celui-ci.

Le mot temps est d’ailleurs trompeur : il recouvre des réalités assez différentes, qui reçoivent, en français, comme dans beaucoup de langues européennes, la même étiquette. Pour inverser le vers de Boileau : ce qui ne se conçoit pas clairement, s’énonce difficilement.

Essayons d’explorer un petit coin de ce temps protéiforme, en parlant ici de ce qu’on pourrait appeler le temps « existentiel », un temps qui ne s’écoule pas du tout comme le temps du calendrier ou de l’horloge. C’est un temps subjectif, par opposition au temps objectif scientifique, un temps qui se mesure, non pas à l’aune d’un astre, mais à celui d’une existence humaine.

Pour expliquer ce que je veux dire par temps existentiel, commençons par une petite histoire autobiographique.

J’ai la chance d’avoir bien connu mes grands-parents (certains sont encore de ce monde), et d’avoir même connu plusieurs de mes arrière grands-parents. La doyenne, que nous appelions Mamie Base, parce qu’elle habitait au rez de chaussée, mais peut-être aussi parce que son grand âge faisait d’elle la base de la famille, était née en 1901. Elle vécut en bonne santé jusqu’à l’âge de 102 ans, un âge qui lui paraissait assez improbable. Elle nous disait parfois, de façon amusée : « je crois qu’en haut ils m’ont oubliée ! »

Elle avait donc connu exactement le vingtième siècle, et toutes les transformations qu’il a amené. Quand elle est née, il n’y avait pas encore d’aviation. Elle a connu les premiers vols, puis, comme elle était toulousaine, elle a vécu l’aventure aéronautique aux premières loges, de l’aéropostale à Airbus. A la fin de sa vie, l’espace faisait désormais partie de notre monde proche.

Quand elle est née le téléphone était une invention anecdotique, réservée aux classes les plus favorisées. A la fin de sa vie, il y avait Internet.

Quand elle est née, l’URSS n’existait pas. A la fin de sa vie, l’URSS n’existait plus.

Je pourrais continuer ainsi longtemps.

Encore plus intéressant : elle a connu sa grand-mère, qui était née vers 1850. Je ne me souviens d’aucune anecdote à ce sujet, mais, si j’avais eu un peu plus de présence d’esprit, j’aurais pu lui demander de partager quelques histoires, et ainsi entendre directement un témoignage de seconde main. Des choses qu’elle n’avait pas vécu directement, mais dont elle avait entendu parler. (1)

En ce qui me concerne, je suis né en 1981, et, si Dieu me prête vie, je peux potentiellement vivre jusqu’en 2101 (au moins). A ce moment-là, je pourrai m’entretenir avec un de mes descendants, et lui raconter les histoires de mon arrière grand-mère, qui elle, était née en 1901, soit… deux cents auparavant !

Voilà comment tout d’un coup surgit cette notion de temps « existentiel ». Existentiel, parce que c’est un temps dont l’unité est le temps que dure une existence humaine. C’est un temps qui vit en quelque sorte à côté du temps scientifique, le temps compté par les horloges, les chronomètres et les calendriers. C’est un temps qui existe en grande partie en moi, qui est donc fortement subjectif, et dont la réalité a un certain nombre de conséquences. La plus immédiate : celle du témoignage. Je peux témoigner du passé pour l’avoir vécu, mais également pour avoir rencontré quelqu’un qui l’a vécu directement.

J’ai par exemple demandé un jour à mon grand-père (2), comment il avait vécu la défaite de quarante. Et il m’a donné un élément que je n’avais jamais vraiment compris en dépit du fait que j’avais étudié la période : l’effondrement du moral de la nation. Il m’a raconté comment à la suite de l’armistice (le 17 juin), tout le monde avait le souffle coupé. Comme si il était impossible de se projeter, comme englué dans un temps terrible et suspendu. Ce qui, par contraste, m’a permis d’apprécier encore plus la vision de De Gaulle et son discours du 18 juin. Il a eu la force de faire face à la défaite, à l’effondrement du moral collectif, de se projeter dans un autre avenir et de devenir une force d’entraînement pour quelques centaines de personnes d’abord, puis quelques milliers, puis quelques centaines de milliers, et enfin pour un pays de plusieurs millions d’habitants.

C’est un angle que je n’aurai jamais vraiment compris sans le témoignage direct de quelqu’un qui avait vécu cet événement et qui m’a expliqué que, en terme de hiérarchie c’était la chose qui dominait tout.

Ce temps subjectif coule donc à une vitesse totalement différente du temps « objectif ». Le temps du calendrier avance minutes après minute, jour après jour, année après année. Ce temps existentiel me met à distance de la moitié du XIXème pratiquement immédiatement. Une vie humaine englobe un siècle et demi, voire deux siècles, alors que notre vie physique immédiate ne dure en moyenne que quatre-vingt ans.

On atteint le vertige lorsqu’on projette ce principe dans l’avenir. Un jour, je serai l’équivalent de mon arrière grand-mère, pour une arrière petite-fille. En équilibre dans le présent où j’écris cet article (le trois avril deux mille vingt-trois, à dix heures trente-trois), mon temps existentiel direct couvre trois siècles et demi. Cent avant ma naissance, cent vingt ans de ma propre existence, et au moins cent-vingt ans de la vie des personnes à qui je raconterai mes histoires avant de rejoindre mes pères. (3)

Je voudrais maintenant appliquer ce principe à une tradition tout à fait familiale qui se prête à ce genre de réflexion : le séder de Pessah.

Chaque année, les familles juives, en Israël comme en diaspora, se réunissent à la pleine lune du printemps, pour manger, se rencontrer, se raconter des histoires et lire un livre. Le cœur de cette soirée ? Raconter l’histoire de nos ancêtres, qui étaient esclaves en Egypte, et qui furent libérés.

Le séder est un moment intergénérationnel . C’est le moment où se retrouvent les grands parents, les parents, les enfants, les petits-enfants, et où on témoigne d’un fait relativement simple, mais en réalité jamais explicité : nous faisons un séder ce soir, parce que la génération précédente a fait également un séder. Et celle-ci a fait un séder parce que la génération d’avant avait fait un séder. Et ainsi de suite, jusqu’au premier séder jamais organisé. Car si l’histoire se transmet, c’est que l’histoire, à un moment, a commencé. Le simple fait de continuer la tradition vient authentifier la tradition.

C’est typiquement ce que nous essayions d’expliquer à propos de ce temps existentiel subjectif.

En appliquant ce principe qu’une vie humaine englobe une temporalité plus large que sa naissance et son départ, on peut se poser une question toute simple : à quelle distance sommes-nous du premier séder ?

Le temps objectif nous dit qu’il a eu lieu l’année qui a suivi la sortie d’Egypte, soit en l’an 2448 selon le calendrier hébraïque traditionnel, ce qui correspond en l’an 1313 avant notre ère dans le calendrier occidental moderne.

Seulement si l’on passe dans le temps subjectif on est en réalité beaucoup plus près de ce moment initial. La génération des grands parents peut témoigner que, enfant, elle a assisté à un séder où se trouvaient leurs grands-parents, qui a leur tour témoignaient qu’ils se souvenaient du séder de leur enfance où se trouvaient leurs grands parents.

En remontant le fil des générations de cette façon, on se trouve en réalité non pas à trois mille trois cent trente-six années de distance du premier séder, mais une cinquantaine de séders, qui ont été les maillons indispensables de cette chaîne mémorielles.

De nous (contemporains des réseaux sociaux, de l’âge nucléaire et de l’âge spatial) à Moche Rabbenou, à la révélation du Sinaï, et au message universaliste des dix commandements, il n’y a qu’une cinquantaine de maillons. Ce qui nous paraissait une histoire antique est pratiquement une histoire contemporaine. Le Sinaï est toujours d’actualité : son message brille à travers le temps et l’espace et nous atteint aujourd’hui comme au premier jour.


Notes

(1) En écrivant cela, je me souviens néanmoins d’une phrase que j’ai souvent entendue dans la génération de mes grands-parents, qui me disaient que eux même n’avaient pas interrogé leurs grands-parents, parce que ça ne se faisait pas, mais surtout parce qu’ils n’y avaient jamais pensé. Ce n’est pas quelque chose qui était dans leur référentiel, comme si leur regard n’arrivait pas à s’orienter vers le passé récent. C’est un autre sujet, mais celui-ci rejoint un thème que nous avons abordé dans un autre article, intitulé le futur est derrière nous, à savoir l’orientation de la conscience temporelle et son retournement.

(2) Le fils de Mamie Base, que nous appelions Papou, et qui passé la quatre-vingt-dizaine, s’est mis à écrire ses mémoires, qui sont un délice de drôlerie et d’inventivité.

(3) Tout cela sans compter évidemment les écrits, dont tout écrivain espère qu’ils traverseront les siècles.

Bibliographie

La méditation de Saint Augustin sur le temps se trouve dans le livre XI des Confessions, et commence par une réflexion sur le première mot de la genèse (bereshit en hébreu, in principio selon la traduction de Saint Jérôme).
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Confessions_(Augustin)/Livre_onzi%C3%A8me
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Confessions_(Augustin)

En particulier le chapitre 14 :
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore.

Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ? »

Sur la notion du temps et de l’espace chez Kant, et de la question des catégories a priori :
https://plato.stanford.edu/entries/kant-spacetime/

Sur la chronologie traditionnelle dans le calendrier hébraïque :
https://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/3915966/jewish/Timeline-of-Jewish-History.htm#q3

Image
A. S. Eddington, Public domain, via Wikimedia Commons, Fig. 9 from chapter III « The World of Four Dimensions ». https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Eddington_A._Space_Time_and_Gravitation._1920.djvu