Pluton n’est plus une planète (2/2)

Comprenant que le statut de Pluton était sur le point de flétrir, deux forces principales ont essayé de s’opposer à son changement de statut. D’une part Clyde W. Tombaugh, le scientifique qui avait découvert Pluton. L’octogénaire continuait à suivre les découvertes dans son domaine d’expertise, et, il avait compris que la découverte de la ceinture de Kuiper et des objets qui la composaient allait remettre en question la classification de Pluton. Il proposa qu’on la considère comme la neuvième planète, par définition et de façon définitive, en lieu et place de la mystérieuse planète X, qui elle n’existait pas. La nomenclature s’arrêterait là, et tout ce qui viendrait après pourrait avoir un autre nom. En d’autres termes, il proposait une définition extensive du mot planète, une liste close qui s’achèverait par l’astre qu’il avait découvert.

Que le découvreur s’oppose à ce que son chouchou soit relégué en deuxième division ne surprendra pas. Mais un autre groupe travaillait également en coulisse avec un argument de poids : il s’agissait des chercheurs qui étaient en quête de crédits et de budgets. Car au début des années 90, toutes les planètes avaient été visitées par des missions spatiales, toutes, sauf Pluton. Ils avaient un slogan qui sonnait bien : « la première mission vers la dernière planète ». Mais si, tout d’un coup, Pluton n’était plus une planète, il deviendrait très difficile de convaincre le congrès américain de dégager une ligne budgétaire pour un « objet kupérien ». Question de marketing peut-être, mais avec des conséquences certaines : la recherche bénéficierait d’une exploration de cette zone du système solaire, quel que soit son nom. Et si le mot planète était plus vendeur, où était le problème ?

A la fin des années 90, plusieurs articles grand public commencèrent à s’intéresser à la question. Un article de David H. Freedman, publié dans l’Atlantic Monthly en février 1998 demande : « quand est-ce qu’une planète n’est pas une planète ? »

Un an plus tard, en février 1999, deGrasse Tyson écrivit un article dans le magazine Natural History intitulé « l’honneur de Pluton », et soutint la thèse que Pluton devait être rangé dans la ceinture de Kuiper. Il reçut également beaucoup de courrier à ce sujet, notamment de la part d’un professeur d’une université de Long Island, fondateur et président de la « Pluto Planetary protective society » (la société protectrice du [statut] planétaire de Pluton », qui protesta énergiquement.

Le même mois, l’Union Astronomique Internationale (IAU), une organisation professionnelle qui regroupe les astrophysiciens du monde entier, publia un communiqué particulièrement alambiqué intitulé « clarification sur le statut de Pluton », pour discuter d’une rumeur disant qu’on allait peut-être changer le statut de Pluton. Dans une formulation qui ressemble plus à une blague yiddish qu’à un communiqué scientifique, l’IAU expliqua qu’ils n’avaient jamais voulu changer le statut de Pluton, que d’ailleurs ils n’en étaient qu’au stade préliminaire, et que par conséquent, un comité avait été créé pour s’en occuper.

En mai 1999, deGrasse Tyson organisa un débat sur le sujet dans l’auditorium du planétarium qu’il dirige, et, débat qui réunit cinq spécialistes du sujet. A la fin de la soirée, il lui parut clair que le consensus, à la fois chez les scientifiques et chez le public présent, penchait en faveur de l’idée que Pluton ne devrait pas être considéré comme une planète. Il ne prit cependant pas part au débat, et resta, ce soir-là, un modérateur impartial.

A la fin des années quatre-vingt dix, il devenait donc clair qu’il allait enfin falloir traiter d’une question sur laquelle personne ne s’était jamais penché de façon systématique : redéfinir précisément ce qu’était une planète. La nomenclature de l’époque n’était pas assez précise, et Pluton était le cas limite qui demandait à ce qu’on repense tout le système.

A ce jeu-là, tous les critères étaient ouverts, mêmes les plus étonnants. Ayant par exemple découvert que Pluton avait plusieurs lunes (d’autres objets en orbite autour de lui-même), les plutophiles proposèrent que ce soit un critère pour être une planète. Las : Mercure et Vénus n’ont aucune lune !

Kuiper lui-même proposa qu’on retire le statut de planète à Pluton parce que « sa rotation sur elle-même prenait plus de six jours. Pour une planète, c’est trop lent ». A l’époque, on ne savait pas que Vénus mettait 243 jours à effectuer une rotation sur elle-même (plus que le temps qu’il lui faut pour faire le tour du soleil !).

Heureusement l’IAU était sur l’affaire, et, si il y avait bien un corps scientifique capable d’apporter une réponse, avec près de dix mille astrophysiciens du monde entier dans ses rangs, c’était bien elle. Mais comme après deux ans de délibération, la copie était toujours blanche, on décida de former un comité, qui délibéra pendant deux jours, avant le congrès de 2006 qui se tenait à Prague. Il était composé de cinq scientifiques, d’un journaliste et d’un historien des sciences. Mais aucun philosophe, aucun lexicographe et aucun métaphysicien, qui aurait peut-être pu servir à quelque chose (on n’ose écrire : pour une fois). Pire : aucun spécialiste de la ceinture de Kuiper, alors que c’était là le nœud de l’affaire.

Le 16 août, mirabile visu, ils proposèrent une définition. Une planète devrait être officiellement définie comme un corps :

1. en orbite autour d’une étoile, mais pas en orbite autour d’une autre planète

2. suffisamment grande pour que sa propre force de gravité en fasse une sphère, mais pas suffisamment large pour déclencher le processus de fusion de son noyau, ce qui en ferait une étoile.

DeGrasse Tyson note : « cette définition aurait gardé Pluton comme planète, mais aurait aussitôt ajouté trois autres objets sur la liste des planètes : Ceres, Charon et Eris, avec probablement beaucoup d’autres à venir ».

Les membres de l’IAU présents pour le congrès débattirent farouchement de cette définition. Au critère de rondeur, on finit par ajouter deux critères supplémentaires :

1. que l’objet ne soit pas lui-même en orbite autour d’un autre objet
2. qu’il ait « nettoyé » tous les débris se trouvant sur sa trajectoire.

Ce dernier est un critère assez compliqué. Parce qu’aucune planète n’a complètement nettoyé son orbite : la terre elle-même percute un certain nombre d’objets sur sa trajectoire tous les ans. Toute la question est, selon son concepteur, de comparer la masse de débris par rapport au corps considéré pour savoir si le corps en question est juste un débris parmi d’autres, ou si il en est le principal, les autres n’étant que des miettes.

Le 24 août 2006, enfin, l’IAU se réunit dans ce que deGrasse Tyson décrit comme étant presque un conclave, et soumit au vote de l’assemblée générale la résolution B5, qui définit ce qu’est une « planète », une « planète naine », ainsi que les « petits corps du système solaire ». La résolution est votée par 90% des membres présents. Et elle conclut de façon claire : « Pluton est une planète naine et est considérée comme le prototype d’une nouvelle catégorie d’objets trans-neptuniens ». (8)

L’IAU a ainsi clarifié ce qu’est une planète, et a, dans la foulée, conçu une nouvelle catégorie dont Pluton est l’un des membres, une catégorie dont, peut-être dans un souci de compromis, le nom comporte le mot « planète » : une planète naine.

Mais la furie plutonienne n’avait que faire de compromis. Le courrier continua à arriver de tous les coins. Un auteur compositeur écrivit une ballade dans laquelle Charon déclare son amour à Pluton en disant « je suis ta lune ». La société Disney prit les choses avec humour et fit une déclaration qui commençait en disant que « en dépit de la rétrogradation de Pluton au statut de planète naine, Pluto est toujours le chien star de Disney ».

Plus étonnant : la question devient politique. Deux législatures s’en emparèrent. Le 24 août 2006, l’assemblée de Californie (bénéficiant du décalage horaire avec la République Tchèque) proposa une résolution condamnant le changement de statut de Pluton, à cause de « son extraordinaire impact sur le peuple de Californie, et sur la santé fiscale à long terme de l’état (!) ». Pourquoi ? « l’effacement de Pluton rend obsolète des millions de livres de classe, d’expositions de musée, et de projets artistiques d’enfants affichés sur les réfrigérateurs », qui, selon la résolution, devra au final être payé par le budget de l’éducation, qui était en baisse. La résolution ne passera pas, mais l’année suivante, le 8 mars 2007, la chambre des représentants du Nouveau Mexique déclare que Pluton était bien une planète et que le 13 mars 2007 serait le « jour de Pluton ».

L’avis de l’UAI n’impressionna pas ses détracteurs, qui firent remarquer qu’il n’y avait que quatre cent vingt-quatre personnes présentes lors du vote, sur les dix mille que compte l’association. D’autres firent immédiatement fait circuler une pétition pour « protester de la définition donnée par l’UAI du mot planète ». Trois cent quatre scientifiques la signèrent ; vingt seulement n’étaient pas Américains.

Cas magnifique de rectification des noms disions-nous au début, parce qu’il illustre les différents degrés de celle-ci.

Premier degré : se mettre d’accord sur le sens des mots.

Tout le monde pensait savoir ce qu’était une planète jusque dans les années 80. On continuait à utiliser grosso modo la même définition qu’avaient créé les Babyloniens, lorsqu’ils observèrent que, dans le ciel étoilé, certains objets ne se comportaient pas comme les autres. Et cette définition sembla suffisante pendant quelques milliers d’années. On réajusta à la marge quels étaient exactement les objets en question, mais guère plus.

Jusqu’au moment où les connaissances scientifiques progressèrent. D’abord dans la première moitié du XIXème, où l’on découvrit certains objets dont on compris ensuite qu’ils faisaient parti d’un ensemble plus large : on avait découvert d’abord les membres avant de trouver la classe que l’on appela ceinture d’astéroïde.

Puis la définition a été repensée lorsqu’on s’est rendu compte qu’on avait un objet qui était un cas limite et que celui-ci était trop différent des autres éléments de la classe dont il était censé faire parti. A partir de là, les connaissances scientifiques continuèrent à progresser, à s’affiner, jusqu’au moment où l’ancienne définition craqua de tous les côtés. Discussion, débat, et on finit par décider d’une définition qui deviendra la nouvelle définition de référence.

Au nom de quoi ? Au nom du fait que personne n’en propose d’autre qui fasse consensus, et au nom du fait que désormais, en matière d’astrophysique, c’est bien l’IAU qui est l’organe de référence, comme le fut pendant un temps la Royal Academy de Londres.

Arrive alors le deuxième degré de la rectification des noms : il s’agit maintenant d’utiliser les mots à bon escient. Pluton n’est pas une planète. Avec quinze ans de recul, on voit que la polémique a fini par s’éteindre, laissant les grincheux chagrins. Les seuls à s’émouvoir de l’événement sont peut-être les psychanalystes jungiens : tout d’un coup, s’est retiré du ciel symbolique l’ancien dieu de la mort.

Pluton est désormais classée parmi les objets de la ceinture de Kuiper. C’est une planète naine, une nouvelle catégorie d’objets transneptuniens. Nous voilà désormais avec une nouvelle nomenclature, une série de définitions plus solides pour décrire notre système solaire, et, derrière, tous les autres systèmes dont le nôtre n’est qu’une variante. A moins que l’on découvre que les autres systèmes solaires sont organisés de façon trop différente, et que ces catégories que nous pensions être générales n’étaient que des espèces particulières de phénomènes plus larges ?

Il sera toujours temps de rectifier.


Notes
(8) https://www.iau.org/news/pressreleases/detail/iau0603/

Image : NASA/JHUAPL/SwRI, Public domain, via Wikimedia Commons