Journal d’un civil (125) Les symboles

Jeudi 8 février

Hier, j’ai eu ma deuxième séance de kiné. Rendez-vous à midi, dans le centre de santé qui se trouve au quatrième étage. Le hall de l’immeuble sent l’eau de Cologne bon marché, un parfum très spécifique qu’on trouve dans certains produits d’entretien pour collectivités : il faut traverser le hall en apnée.

Vers midi, mon numéro apparaît sur l’écran. Ma kiné me demande comment ça. Je lui explique que ces deux derniers jours la sciatique m’a lancé. Elle me dit pas de problème, aujourd’hui on va y aller mollo. Premier exercice : devant l’espalier, étirements. Deux séries de quinze, tranquillement.

Je me lance dans la série de quinze, tranquillement, mais je sens que ça tire sur les cuisses. Et après la première série de quinze, j’ai l’impression que mes muscles sont devenus du bois. Je croyais que c’était l’échauffement, mais mes jambes sont en désaccord.

Tout autour de moi, les autres patients s’agitent. Certains ont leur propre kiné, d’autres travaillent avec la même que moi. De temps en temps on voit des gens passer. L’un d’eux vérifie une machine, repart, un autre vient pour discuter. C’est comme un hall de gare, mais un hall de gare israélien, où toutes les couches de la société se retrouvent. Les différents styles, les différentes origines, les différentes religions, tout le monde travaille ensemble.

En face de moi, un homme d’un certain âge a du mal à faire ses exercices. Il porte un ruban jaune sur le revers de sa veste. Une kiné, qui passe de l’amharique à l’hébreu toutes les deux phrases pour pouvoir parler avec sa patiente, demande ce que c’est que ce ruban. Est-ce que c’est contre une maladie ? Il répond que non, pas du tout, c’est en soutien aux otages. La kiné explique qu’elle n’avait pas compris : comme elle l’avait vu la première fois au moment d’un événement contre une certaine maladie, elle avait pensé que c’était le logo. Ce qui prouve à quel point les symboles ne sont jamais évidents à priori, et qu’ils sont souvent polysémiques.

Nos ennemis en ont choisi un extrêmement étrange : la pastèque. Tout d’un coup l’emoji correspondante se retrouve sur tous les comptes anti-israéliens du monde, et sur toutes les communications visuelles afférentes.

Pourquoi ? C’est en premier lieu un rappel du triangle rouge, qui est utilisé par le hamas. Rappel, mais suffisamment éloigné pour qu’ils puissent plaider à l’amalgame.

Deuxième raison : les couleurs de la pastèque rappellent les couleurs du drapeau palestinien.

Troisième raison : une tranche ressemble à un hypothétique état palestinien, qui n’est pas limité à la Cisjordanie et à Gaza, mais englobe toute la rive occidentale de l’ancienne Palestine sous mandat britannique. Façon symbolique d’appeler à l’éradication de l’état d’Israël sans avoir à le dire.

Mais personne ne maîtrise la polysémie. Les Américains, qui sont censés être les premiers destinataires de cette propagande fruitière, rejettent le symbole. Parce que dans la culture américaine, la pastèque est déjà chargée sémantiquement : dans l’imaginaire raciste, c’est le fruit que mangent les Afro-américains. D’où des accusations de racisme envers ceux qui utilisent l’émoji, même si, au final, ils sont dans le même camp.

Mais c’est un choix d’autant plus étrange que c’est l’un des fruits israéliens par excellence. Le rêve de tout Israélien qui a un jour de congé en été ? Aller à la plage avec de la pastèque et du fromage bulgarit (une sorte de fêta un peu plus compacte). Alors quand, tout d’un coup, l’image de la pastèque est devenue une manière visuelle d’afficher son soutien à la « résistance » et aux événements du sept octobre, il y a de quoi voir double.

Ma femme m’a raconté avoir lu un témoignage récemment. Une DRH, en Israël, dans une boîte de nouvelles technologies. L’un des ingénieurs vient pour son entretien annuel. C’est un bon élément, mais il n’est pas tout à fait intégré au reste de l’équipe. Ils discutent, ils procèdent à l’entretien, jusqu’au moment où le téléphone du monsieur sonne. Il renvoie l’appel et pose le téléphone à l’envers, l’écran face à la table, pour ne pas être dérangé à nouveau. Sur le dos du téléphone, un autocollant : un quartier de pastèque. La DRH écrivait dans le groupe pour demander une opinion : que faire ?

Que faire : voilà une question qui surgit souvent dans nos conversations. Comme si la situation que nous vivons était suffisamment nouvelle pour qu’aucun d’entre nous n’ait le mode d’emploi à l’avance.

Alors on improvise. On débat, on discute, on déblatère. On essaye. On fait au mieux. On fait du mieux qu’on peut. Et on espère que ça ira.

On espère.

Fin du 125ème jour, 8 février 2024, 29 shevet 5784.