Croissez et multipliez (édition 2023)

Helen De Cruz, philosophe et titulaire de la chaire d’humanités à l’université Saint Louis du Missouri, a tweeté récemment la réflexion suivante : « I think it’s fairly uncontroversial to say that, across times and cultures, people have considered having kids to be part of the good life. Not to fulfill one’s own utilitarian ends (though it sometimes plays a role too) but as something good that’s part of life. »

Ma première réaction a été d’être totalement d’accord. Je suis le produit de plusieurs cultures qui aiment les enfants, et je considère effectivement qu’avoir des enfants est un élément essentiel de la « vie bonne ».

Il me faut pourtant reconnaître que certaines tendances actuelles, tant sur le plan philosophique que sur le plan démographique, montrent que ça n’est peut-être pas si évident que ça.

Sur le plan philosophique : ces derniers mois, le débat français a exploré cette question en profondeur. On a vu ainsi émerger toute une tendance qui va contre le fait d’avoir des enfants. Pour des raisons variées, mais la conclusion servit à promouvoir la stérilisation comme moyen de contraception.

Sur le plan démographique, la tendance du monde occidental est claire. Il n’y a pas un pays occidental dont le taux de fécondité soit au-dessus de 2.3 enfants par femme.

La France, qui a longtemps été à la limite, est maintenant à 2,02, les USA sont à 1,84, l’Allemagne à 1,58, la Pologne à 1,40 et l’Espagne à 1,29. Le seul pays qui, en étant généralement classé dans la catégorie « occident » (catégorisation tout à fait contestable) est Israël, avec 2,54.

Et à ce titre, il est intéressant de voir ce que la pensée hébraïque a à dire à ce sujet. Mais avant cela, il nous faut d’abord nous tourner vers une question qui semble, à première vue, tout à fait différente.

Il y a un débat classique entre Rambam (Rabbi Moche ben Maimon) et Ramban (Rabbi Moche ben Nachman) pour savoir si aller vivre dans le pays d’Israël est un commandement ou pas.

Rambam ne considère pas que c’est un commandement et ne le compte pas dans le livre qu’il a consacré au sujet. Tandis que Ramban, quelques décennies plus tard, considère bien que c’est un commandement et le compte ainsi dans sa liste.

Certains utilisent la position du Rambam comme justification pour ne pas faire l’alya, mais il y a une autre manière de comprendre cette idée. Ce n’est pas que le Rambam pense que vivre dans le pays d’Israel n’est pas important. Mais il considère qu’il ne peut pas y avoir de commandement concernant un comportement naturel. De la même manière qu’il n’y a pas de commandement de respirer ou de manger, il n’y a pas de commandement d’aller habiter le pays. Pourquoi ? Parce que le peuple juif est un peuple, et que le mouvement naturel d’un peuple est d’aller vivre sur sa terre. Les Français n’ont pas besoin d’un commandement de vivre en France, les Japonais n’ont pas d’un commandement pour vivre au Japon, et les Juifs n’ont pas besoin d’un commandement pour vivre dans le pays d’Israël.

Doit-on déduire de là que le Ramban (Nahmanide) pense quant à lui qu’il n’est pas naturel pour des Juifs de vivre dans le pays de leurs ancêtres ? Bien sûr que non. Mais il sait que les circonstances historiques peuvent faire qu’il est très difficile pour des Juifs de réaliser cette aspiration. Après tout, il a lui-même fait ce voyage dans des circonstances digne d’une épopée. Le mouvement est peut-être naturel, et même désiré, mais ce n’est pas pour autant qu’il est facile à réaliser. D’où la nécessité d’avoir un commandement spécifique, un impératif moral qui lui soit dédié, afin que la volonté puisse s’affirmer.

Avec ce critère en tête, lisons maintenant le premier chapitre de la Genèse. La Torah commence par un panorama général du processus de la Création, qui s’arrête avec la création de l’être humain. Et immédiatement, le Créateur (l’être qui donne l’être) dit à sa créature (l’être qui reçoit l’être) : « prou ourvou », ce qui est généralement traduit en français par « croissez et multipliez-vous ».

Quel est le statut de cette phrase ? Une lecture rapide pourrait la considérer comme une déclaration générale. Le Créateur dote sa créature de la capacité de procréer, et désormais le devoir de maintenir la création incombe à la créature, et plus au Créateur. De cette simple idée, de nombreux ouvrages de philosophie pourraient être écrits.

Mais la tradition juive ne lit pas cette phrase comme une idée générale : elle le compte comme un commandement.

Ici nous devons ajouter une précision importante. La tradition juive est absolument claire sur le fait que la Torah contient 613 commandements (voir le traité Makkot 23b). 613, pas plus, pas moins. Le débat commence quand on veut savoir quels sont-ils. D’où le débat entre Rambam et Ramban, mais d’où ici le fait que si on compte ceci comme un commandement, alors quelque chose d’autre doit être considéré comme n’en étant pas un.

Nous disposons de plusieurs listes de ces 613 commandements, et voici comment chacune considère la notion de « croissez et multipliez » :

Le sefer hakhinoukh considère que c’est le premier commandement.
Le sefer hamizvot de Rasag : le trente-cinquième commandement positif (zayin 35).
Le sefer mitzvot gadol de Rabbi Moché ben Yaakov de Coucy, que c’est le commandement positif numéro quarante-neuf.
Le Rambam considère lui aussi que c’est un commandement. Dans sa nomenclature, c’est le commandement positif numéro deux cent douze.
Le Ramban, dans son commentaire du Rambam, ne semble pas voir de problème avec ce commandement particulier, ce qui présuppose qu’il le considère bien comme en étant un.

Ce qui veut dire que toutes ces sources considèrent qu’avoir des enfants est un commandement. Ce qui veut, dire, si on utilise le critère du Rambam, que la Torah considère qu’avoir des enfants n’est peut-être pas un comportement naturel.

Ce qui nous ramène à nos tendances démographiques actuelles. Les gens ont de moins en moins d’enfants. Au point que certaines nations n’ont pas assez d’enfants pour persister dans leur être à long terme. D’où la nécessité du commandement : c’est un impératif moral que d’avoir des enfants du point de vue biblique. Pourquoi ? Parce que le Créateur a un projet pour le monde, et que, sans les êtres humains, le projet ne peut advenir.

Ce thème est renforcé quelques chapitres plus tard, lorsque les deux premiers frères de l’humanité se rencontrent. Et dans un renversement fatal, cette première rencontre tourne au meurtre. Le verset dit : « les sangs crient ». Comment comprendre ce pluriel ? Rashi commente, en se basant sur le traité Sanhedrin (37a) « son sang et le sang de ses descendants », c’est à dire que c’est le cri des descendants d’Abel qui ne pourront pas naître. Il y a une tragédie de l’être qui ne peut advenir, d’une potentialité qui ne peut devenir actualité : et le seul écho de cette tragédie, c’est le cri qui monte du sang initial qui a été versé.

Heureusement pour nous, la Genèse continue, et explique comment le problème de la violence entre les frères parvient à être résolu. Le livre s’achève sur la réconciliation entre Joseph et ses frères : la paix fraternelle est possible, et c’est à ce moment-là que la famille va devenir un peuple, peuple dont le projet est de faire la démonstration de cette paix.

Mais tout commence avec le fait d’avoir des enfants pour peupler le monde, et en s’assurant qu’aucun potentiel a été laissé inaccompli.

La mystique juive (pour employer un terme approximatif) exprime cette idée de façon poétique. Elle parle d’un lieu dans les mondes d’en-haut qui s’appelle la « cage aux oiseaux », lieu qui contient toutes les âmes qui naîtront dans l’histoire du monde. Celles-ci sont comparées à des oiseaux, qui volent dans cet espace métaphysique en attendant de descendre dans notre monde.

D’une certaine manière, ne pas avoir d’enfant, c’est refuser aux oiseaux de sortir de la cage. Le texte pose également une autre question : que se passera-t-il lorsque tous les oiseaux seront descendus ? Mais ça, c’est déjà un autre sujet.


Notes 

Site personnel d’Helen De Cruz : https://helendecruz.net/index.html

Le seuil de renouvellement à 2,3 est une moyenne mondiale. On considère qu’il est de 2,1 pour les pays occidentaux.

Les chiffres donnés sont des estimations pour 2023, tirées du CIA World factbook :
https://www.cia.gov/the-world-factbook/field/total-fertility-rate/country-comparison

On peut comparer leur évolution sur Gapminder :
https://www.gapminder.org/tools/#$model$markers$bubble$encoding$y$data$concept=children_per_woman_total_fertility&source=sg&space@=country&=time;;&scale$domain:null&zoomed:null&type:null;;&x$data$space@=country&=time;;&scale$domain:null&zoomed:null&type:null;;&frame$value=1845;;;;;&chart-type=bubbles&url=v1

Le phénomène n’est pas qu’occidental. Une vidéo qui détaille la tendance générale :
https://www.gapminder.org/answers/how-did-babies-per-woman-change-in-the-world/
https://www.gapminder.org/answers/how-did-babies-per-woman-change-in-different-regions/

Prou ourvou (croissez et multipliez) dans :
Le sefer hakhinoukh : https://www.sefaria.org/Sefer_HaChinukh.1?lang=bi
Le sefer mitzvot gadol : https://www.sefaria.org/Sefer_Mitzvot_Gadol%2C_Positive_Commandments.49.1?lang=bi
Le sefer hamitzvot (Rambam) :
https://www.sefaria.org/Sefer_HaMitzvot%2C_Positive_Commandments.212.1?lang=bi
Commentaire du Ramban sur le sefer hamitzvot : https://www.sefaria.org/Hasagot_HaRamban_on_Sefer_HaMitzvot?tab=contents

Image : free teaching material from www.gapminder.org