L’impensé du langage

Quand j’étais en terminale, le cours de philosophie était le cours central. Nous en avions pour huit heures par semaine, plus d’heures que pour les langues, l’histoire ou la littérature. Et la plupart du temps je trouvais que ça n’était pas beaucoup.

Je regrettais que le programme soit uniquement axé sur la philosophie occidentale, moi qui rêvais déjà d’Asie. Rétrospectivement, je me dis qu’il fallait bien commencer quelque part.

Les problèmes posés m’affutaient l’esprit. Je n’avais de cesse que de contredire le professeur, d’apporter mes propres réponses, et, si j’écoutais ce que les autres philosophes avaient à dire, ça n’était que pour savoir en quoi ils avaient tort. A l’époque, j’étais un vrai petit Botchan !

Je me souviens encore de l’un de ces problèmes. Il s’agissait de savoir, avec Platon, si oui ou non le langage décrivait vraiment le réel. La question était la suivante : imaginons que les mots soient comme des emporte-pièces qui découpent des bouts du réel. Le langage épuise-t-il complètement celui-ci ou laisse-t-il des zones vides, les impensés de la langue ?

Je me souviens que dans cet exercice, le professeur, dont le nom signifiait en basque « en lien avec Dieu », soutenait la thèse que oui : le langage laissait des zones d’ombre. Elle accompagna son assertion d’un schéma, qu’elle traça au tableau. Celui-ci représentait des petites barquettes, posées les unes à côté des autres, comme les traits successifs d’un message en morse.

Entre les barquettes (entre les traits), le vide, la zone où le langage ne s’avance pas.

Sur le moment, j’avais voulu apporter une objection, en tous cas une question, mais, alors que j’étais d’habitude si prolixe, cette fois-là je m’abstins. La question me brûle encore, vingt-trois ans plus tard.

Mon idée était la suivante : et si, pour reprendre le même croquis, le langage s’organisait sur deux lignes, avec des pointillés comme sur le tableau, mais qu’au lieu de se faire face, les pointillés étaient organisés en quinconce ? Est-ce que ça ne serait pas une manière de découper le réel avec l’emporte-pièce des mots en ne laissant rien de côté ?

Je peux imaginer quelle aurait été la contre-objection : certes, sur un tableau cela fonctionne, mais dans la langue ? 

Bonne remarque : je n’aurais alors rien eu à répondre. 

Je n’ai pas repensé à cette histoire jusqu’à ce matin. Mon esprit flottait paresseusement d’idées en idées, alors que la maison était calme. Et voilà que mes yeux se posèrent sur un livre qui se trouvait sur l’étagère en face de moi : Words in context. La tranche bleu ciel de cet ouvrage m’a toujours ravi et il m’a suivi (avec beaucoup d’autres livres) dans mes nombreux déménagements à travers le monde.

Ecrit par Takao Suzuki, un professeur japonais de sociolinguistique, c’est un ouvrage qui propose une approche de la linguistique fort rafraîchissante pour qui a été formé à l’école sorbonnarde des saussuriens.

Pour une raison que mon inconscient ne connaît qu’à moitié, ce problème de l’impensé du langage me revint à l’esprit, et aussitôt une solution m’apparut : et si cette quinconce schématique trouvait son expression dans les synonymes. Ces mots qui veulent dire un peu la même chose, mais pas tout à fait ?

Ne seraient-ils pas comme des pétales qui s’organiseraient autour d’un même concept, en se recouvrant légèrement les uns les autres de façon à couvrir le maximum de surface, sans rien laisser à jour ?

Ainsi la langue trouverait en elle-même un outil pour pallier à sa propre insuffisance. Incapable de dire le monde en entier, elle diffracterait le sens de ce qu’elle peut dire afin de donner à voir le plus possible.

Je repensai à mon professeur de terminale. Aurait-elle eu quelque chose à rétorquer ? L’image que j’avais intériorisée resta silencieuse : pour une fois, j’aurais peut-être eu le dernier mot !

Image : licence creative commons, photo de library_mistress, « Bibliothek » in morse code, 2018.