Journal d’un civil (72) L’enfant du pays

17 décembre 2023

La semaine reprend : dimanche, lundi, mardi – première moitié. L’école reprend : huit heures / quatorze heures – demi-journée. Le temps disponible se redéploye devant nous, et avec lui, la possibilité de reconstruire un semblant de routine, une structure sur laquelle suspendre nos vies désarticulées.

Ce matin, j’ai dit à ma femme en plaisantant : on parie que l’école s’arrête à nouveau dans combien de jours ?

Elle a ri.

Mais elle a ri en faisant une légère grimace, parce que oui, tout peut basculer rapidement. Le home front command et la mairie réévaluent la situation tous les jours, et, lorsque la menace augmente, tout va très vite. Les écoles ferment, les entreprises se réorganisent, et, si la situation est vraiment tendue, les commerces s’arrêtent également.

Le bon côté de la chose, c’est que lorsque ça va mieux, tout se remet en place aussitôt. Il n’y a pas de commission qui tergiverse pendant des jours et des jours, pas de gouvernement lointain qui vient expliquer aux échelons locaux ce qu’il faut faire, pas de fonctionnaire zélé qui se réveille le matin en criant « principe de précaution, principe de précaution ! ». Lorsque c’est bon, le lendemain matin, tout repart.

Donc ce matin tout est reparti, vraiment, et on profite. On commence par aller prendre un café dans notre nouveau QG. C’est une petite pâtisserie qui fait également des boissons chaudes et quelques plats le midi. C’est tenu par une mère et son fils, c’est familial, et la qualité est au rendez-vous. On est venu seulement quelques fois et on est déjà comme des habitués de trente ans.

Puis on s’arrête au parc pour jouer avec ma fille pendant un petit moment. Elle grimpe, elle fait du tobogan et de la balançoire, elle rit aux éclats. Sa joie de vivre est le meilleur baume aux jours que nous traversons.

Aujourd’hui, Be’er Sheva est en deuil. On a appris que Nick Beizer, qui était otage à Gaza depuis le 7 octobre, n’était plus de ce monde.

Nous connaissions sa photo un peu plus que les autres : elle était en bas de notre immeuble sur le mur d’affichage municipal. Je voyais son visage plusieurs fois par jour.

Ce matin nous avons reçu un message qui disait : « Nous accompagnerons aujourd’hui le soldat Nick Beizer z »l à sa dernière demeure. Nous nous tiendrons sur les côtés de la rue avec des drapeaux pour le chemin suivant [s’ensuit la description du parcours]. Et de là, vers le sud, jusqu’à l’entrée du cimetière militaire de Beer Sheva. Dimanche 17.12 à partir de 14:15. La communauté est invitée à venir avec des drapeaux. »

La presse locale nous en apprend également un peu plus sur lui. Il avait dix-neuf ans. Il avait le grade de caporal. Il avait été kidnappé dans la base où il servait, près de la frontière avec Gaza. Il travaillait au service qui s’occupe de l’importation de marchandises dans Gaza. Le 7 octobre, sa mère l’a appelé à 6:30, dès qu’elle a vu l’alerte. Il a répondu qu’il y avait des tirs et des gens qui criaient.

Elle précise qu’il n’était pas censé être à la base. Ce jour-là, il aurait dû être en permission et rentrer chez lui. Mais il avait échangé le jour avec un autre soldat pour l’arranger.

Sa mère a réussi à l’avoir à nouveau au téléphone à 7h, avant que la communication ne soit coupée. Plus tard, dans la journée, elle a découvert la nouvelle en voyant son fils emporté avec deux autres soldats dans une vidéo qui circulait sur Telegram. [Source : Times of Israel et Hadashot Beer Sheva veHaNeguev]

Le site d’informations locales publie également l’affiche, qui est utilisée pour rendre le deuil public. Sobre, noir et blanc, avec une police de caractères qui semble sortie des années 50. Tout le monde dans le pays connaît ces petites affiches. Elles sont posées sur les portes, les murs et les panneaux d’affichage. Elles donnent le nom de la personne décédée, les informations pour l’enterrement et l’adresse où se tiendra la semaine de deuil (shiva).

Les décès sont annoncés de cette façon dans le quartier parce que, en Israël, le deuil est une affaire publique. (A l’inverse de la France où c’est une affaire privée). Tout le monde peut se présenter dans la maison en question, apporter à manger et présenter ses condoléances.

Mais je demande toujours si c’est exact de dire que le deuil est une affaire publique. Parce que le pays est une sorte de grande famille, et que, par conséquent, lorsque quelqu’un part de l’autre côté, c’est précisément un peu une affaire de famille. D’où la nécessité de mettre tout le monde au courant ; d’où les affiches placardées en guise de faire-part.

Dans le cas de Nick Beizer, je découvre que ses parents habitent dans le quartier adjacent à notre ancien quartier. Dix minutes à pied à tout casser. La nouvelle me paraît encore plus dure. J’ai probablement pris le bus avec lui, je l’ai probablement croisé dans le quartier, j’ai probablement fait mes courses au même endroit. Et nos deux trajectoires ont continué, chacune de leur côté, et la sienne menait au sept octobre, à changer son jour de permission, et à être à la base à côté du point d’entrée de Gaza.

Je n’ai pas pu me rendre aux funérailles, mais, lorsque je serai près du cimetière militaire, j’essayerai d’aller trouver sa tombe.

Une amie poste une vidéo de la procession sur Instagram. Elle est dans sa voiture, dans le siège passager. Elle retrace le trajet et tous les immeubles me sont tellement familiers que je sais exactement où elle se trouve en quelques secondes.

Le long de la rue, de petits groupes épars. On voit que ce ne sont pas des gens qui sont venus de loin pour une manifestation. Ce sont les habitants du quartier qui sont sortis, chacun avec leur drapeau. Et des drapeaux, nous en avons tous quelques-uns. On les achète pour la fête nationale, et ils pavanent les rues, les fenêtres et les voitures. Cet après-midi, ils sont là pour accompagner un jeune homme assassiné. Puisse la mémoire de Nick Beizer être une bénédiction. – Fin du 72ème jour, 17 décembre 2013, 5 tevet 5784.