Journal d’un civil (21) la préparation

27 oct. 2023

Vendredi. Premier jour du week-end. Cela fait trois jours que nous n’avons pas eu d’alertes sur Be’er Sheva. Je regarde les nouvelles plusieurs fois par jour : le reste du pays n’est pas épargné. Pour un peu, si je ne savais pas ce qu’il se passe à plus de cinq kilomètres d’ici, j’aurais l’impression d’un retour à la normale.

Tout est normal dans le quartier. Les gens vont faire leurs courses pour shabbat. Qui chez le boucher, qui chez le boulanger. Les plus sportifs vont et viennent de la salle de sport. Une famille va acheter son houmous ; une autre va au supermarché.

La température monte vite. Fin octobre, il faut encore chaud dans la région, mais la saison la plus agréable commence bientôt : novembre, décembre. Après les chaleurs de l’été et avant la pluie de l’hiver qui commence vers le mois de janvier.

Le seul événement étrange se passe trop vite pour que j’ai vraiment le temps de réagir. Une femme arrêtée sur le trottoir fait semblant de regarder ailleurs. Elle tient son téléphone d’une façon qui ne laisse aucun doute sur ce qu’elle fait : elle est en train de filmer. Elle tourne sur elle-même comme pour prendre un plan sur 360°. Elle a les yeux dans le vague, elle ne regarde pas ce qu’elle fait, mais ses mains savent tout à fait ce qu’elles ont à faire.

Il y a quelque chose dans son accoutrement et son attitude qui paraît ne pas coller. Le décalage entre son visage et ses gestes est étrange. Quand le feu passe au vert elle traverse et part d’un côté alors que nous partons de l’autre. On la revoit un peu plus loin : elle n’a plus le téléphone à la main.

Je suis attentif à cela parce qu’on a appris qu’il y a eu beaucoup d’incidents de ce genre. Des gens qui filment. Qui restent devant une école. Qui semblent rester un peu trop longtemps à un endroit où ils n’ont rien à faire. D’après ce qu’on m’a dit, la première semaine, la police a enregistré cinquante signalements en une seule journée.

Peut-être cinquante fausses alertes. Mais peut-être aussi quarante-neuf fausses alertes et une vraie. Comme dit le slogan que l’on voit dans le métro new yorkais : if you see somthing, say something.

D’autant plus important que l’on sait maintenant que les événements du 7 octobre avaient été soigneusement préparés et que les terroristes avaient des listes très précises. Certains travailleurs qui bénéficiaient d’un visa israélien avaient repéré les kibboutz.

Je me demande après coup si j’aurais dû réagir. Mais si j’avais réagi, qu’est-ce que j’aurais dû faire ?

Tous les jours on a l’impression d’être confronté à des situations nouvelles pour lesquelles on n’est pas vraiment préparé. En ce qui nous concerne, immigrés récents d’un pays occidental, parce que nous avons eu la chance de grandir en temps de paix. Et que tous les réflexes que certaines générations avant nous avaient accumulées n’étaient plus nécessaires. Alors ils n’ont pas été transmis. Ou seulement de façon fragmentaire.

On nous dit : il faut se préparer. Alors on se prépare. Mais à quoi exactement ? Quels scénarios faut-il envisager ? Et quelles réponses leur apporter ?

D’une certaine manière, le Covid a été une grande répétition générale. Confronté à une situation totalement inédite dans laquelle la société a été profondément désorganisée dans un premier temps. Il a fallu tout adapter ; il a fallu s’adapter.

En ce qui me concerne, j’étais professeur dans un lycée près de Washington. On entendait parler du virus qui commençait à circuler, mais personne ne prenait la menace au sérieux. Au début, on nous avait distribué des lingettes nettoyantes et le protocole voulait qu’après chaque cours, on nettoie la poignée de la porte avec l’une des lingettes.

Pour moi, tout est monté d’un cran vers la fin février, quand les premières mesures de fermetures des frontières ont été prises en Israël. Ce jour-là, j’ai compris que les choses devenaient vraiment sérieuses. Mes collègues pensaient que j’exagérais. Qu’on était face à une grippe, rien de plus. Je n’avais aucune idée de la dangerosité du virus, mais j’étais certain de l’effet que ça allait produire dans le monde.

A ce moment-là, on a préparé quatre scénarios, du plus faible au plus catastrophique :

Scénario 1 : disruptions minimales dans la société.
Scénario 2 : confinements comme en Israël.
Scénario 3 : émeutes et agitations sociales, nécessite un isolement prolongé.            
Scénario 4 : la situation devient si catastrophique qu’il faut évacuer pour rentrer en Israël.

L’idée était simple : à chaque fois qu’on monte d’un cran, on se prépare pour le cran suivant.

On est monté au niveau 2 avec des incartades dans le niveau 3 pendant l’été 2021. Et nous étions prêts pour chacun de ces scénarios.

Depuis que nous sommes arrivés en Israël, nous avons connu trois cycles de guerre, même s’ils étaient appelés « opérations ». Nous avons appris peu à peu, les gestes, les réflexes, les attitudes.

Cette fois-ci, il y a quelque chose de différent dans l’air, la volonté diffuse, dans le peuple, de régler la question du hamas une fois pour toute. Mais où cela peut-il aller ? Comment se préparer à des événements que l’on a du mal à imaginer ?

Cet après-midi, alors que le soleil décline et que l’heure de shabbat approche (entrée à 17h37), je décide de mettre de côté tous ces soucis. Pour quelques heures. Je les confie à l’Eternel, « qui ne dort, ni ne sommeille, le gardien d’Israël ». Puissions-nous connaître un shabbat de paix, et puissent nos soldats être protégés pendant que eux, veillent pour nous. Shabbat shalom. – fin du 21ème jour, 27 oct. 2023.