Journal d’un civil (164) L’équation

Lundi 18 mars.

Aujourd’hui, ma fille retourne au gan. C’est la troisième matinée. Impatiente d’y aller mais elle traîne des pieds dès qu’on tourne dans la rue où se trouve le bâtiment. Ce matin, à nouveau, elle ne reste que deux heures et demie. Elle s’habitue peu à peu. La ganenette nous a dit que ça prend quelques jours, et que le plus important est qu’on revienne rapidement. Ainsi l’enfant comprend peu à peu que ses parents vont revenir, même lorsqu’il reste toute la journée.

Un peu ivres de cette liberté soudaine, on se prend, de retour à la maison, à vouloir faire tout ce qu’on n’a pas eu le temps de faire pendant ces six derniers mois en deux heures et demie. Ce qui est, je le reconnais, un poil ambitieux.

D’autant qu’en rentrant, on a découvert, devant l’immeuble à côté de chez nous, un meuble absolument fabuleux : un meuble de tiroirs. Cinq tiroirs empilés les uns sur les autres, insérés dans une sorte de commode d’assez mauvais goût, mais qui a le mérite d’exister et d’être gratuite. Les meubles de ce type coûtent en général les yeux de la tête, aussi je saute sur l’occasion. Avec un peu de chance, je vais pouvoir enfin finir d’organiser mon coin bureau, qui, pour l’instant, ressemble plus à un entrepôt de cartons rejetés qu’à la zone de travail à laquelle j’aspire. (Mais nous vivons dans un monde imparfait. Alors, tant que j’ai dix centimètres carrés pour poser mes mains et une chaise pour poser mon derrière, je peux écrire).

On monte le meuble jusqu’au deuxième étage. Il est lourd, signe qu’il a probablement coûté cher. Combien ? Au minimum trois cents ou quatre cents shekels.

On nettoie le meuble et je l’installe à côté de mon bureau. J’insère les tiroirs et je comprends pourquoi il a fini en bas de l’immeuble, rejeté par son ancien propriétaire. Les rails sont mal montés, et les tiroirs se chevauchent. Ce n’est pas un très gros problème, mais c’est le genre de défaut de conception qui m’aurait particulièrement énervé si je l’avais acheté neuf.

Le jour où j’aurai une nouvelle perceuse et un peu de temps devant moi, je pourrai le réparer assez facilement. En attendant, je ferai avec.

Le temps de s’occuper de tout ça et il est déjà onze heures et quart. C’est l’heure d’aller chercher ma fille. La ganenette nous dit que tout s’est bien passé, et qu’il ne faut pas se laisser impressionner par le fait qu’elle est en train de pleurer. Elle s’est mise à pleurer parce qu’on l’a fait sortir de la salle de jeu où elle était en train de danser avec les autres enfants en jouant avec une lampe de poche. Quel scandale !

Je lui demande combien on lui doit, étant donné qu’on a commencé le 15. Je m’attends à ce qu’elle me dise : la moitié d’un mois normal, mais non, ça serait trop simple. Et trop simple n’est pas israélien.

Elle me dit : « alors c’est pas compliqué. Tu prends la somme mensuelle (appelons-la X pour simplifier). Tu divises X par 20. Tu obtiens le tarif journalier. Ensuite tu comptes combien de jours tu as fait, et tu multiplies. Mais attention, les jours fériés sont dûs ! Donc il faut les ajouter. Mais pas les vendredis ni les samedis. Donc il faut les retrancher. Et ensuite tu fais un chèque avec la somme ».

Je n’ai pas encore fait le calcul, mais quelque chose me dit que je vais tomber à peu de choses près sur un demi-mois. Mais ne chipotons pas. L’endroit nous plait, on a confiance, et ma fille semble plutôt s’y plaire. Ça vaut le coup.

A midi, nous retrouvons un couple d’amis qui habite un peu plus loin dans notre rue, et que nous n’avons pourtant pas vu depuis plusieurs semaines. Ils sont surpris en voyant notre fille dans la poussette. Elle a grandi ! Et effectivement, elle a fait une poussé de croissance assez spectaculaire ces dernières semaines.

On papote dans le café du coin, en mangeant des sandwiches et en buvant du café fort. Ils nous apprennent une très bonne nouvelle. L’un de leurs amis, qui avait été kidnappé le jour du shabbat noir, fait partie des gens qui ont été libérés récemment. Nous l’ignorions : merveille !

Vers quatorze heures, c’est l’heure de récupérer mon fils, qui arrive en bus. Ce matin il y a eu tout un drame. Le bus était en retard de près d’une demi-heure, les parents ont craqué. Tous ceux qui ont une voiture ont emmené leur enfant par leurs propres moyens. Mais nous, qui n’avons pas de voiture, avons attendu que le bus arrive. Ils n’étaient que deux dedans ! Au retour en revanche, tout fonctionne mieux.

On reste un peu dehors, mais le temps est trop maussade. Il fait gris, il vente et il risque de pleuvoir à tout instant. Ma fille ne dort qu’une vingtaine de minutes de toute façon. On rentre rapidement.

Les enfants jouent un peu, ma femme travaille dans son bureau, et moi un peu grâce à mon téléphone, qui est une station de travail complète que je peux utiliser n’importe où, y compris sur le canapé pendant que les enfants jouent.

Vers seize heures, mon fils s’endort à côté de moi ! Il s’est levé tôt, comme à son habitude. D’habitude il tient jusque vers dix-neuf heures, mais ce soir, il semble bien parti pour faire un tour de quadrant.

Il ne me reste plus qu’à écrire mes textes et à déconnecter l’ordinateur. Pour moi aussi, il va bientôt être l’heure d’aller dormir.

Une journée presque banale qui me ferait presque oublier le contexte général qui nous entoure. Mais, à côté de l’ordinateur, un petit ruban jaune me rappelle dans quelle réalité nous sommes.

  • Fin du 164ème jour, 18 mars 2024, 8 Adar II 5784.