Le double échiquier politique français

Cela fait vingt ans qu’on nous parle de la recomposition de l’échiquier politique français. A un an des présidentielles, il est temps d’acter cette recomposition et de redessiner les forces en présence. Je verse cette analyse au dossier.

L’élection de Macron comme huitième président de la cinquième république a été le dernier acte d’un processus qui s’est enclenché bon an mal an au début des années 2000. Jusque là, les marques politiques étaient facilement identifiables : toute personne qui était en âge de voter à l’époque se souvient parfaitement de ce qu’était la droite, la gauche, le centre et les extrêmes. Les choses étaient claires jusqu’en 2005.

2005 : année charnière dans l’histoire politique française. On soumet au peuple un projet de traité constitutionnel pour une Union Européenne. Dernière pierre dans le projet Delors-Giscardien d’établir une fédération européenne sur le modèle américain.

Le débat dure un an. Il est vif. Il est poussé. Il est fécond. Le peuple s’empare de la question. Il la travaille, il la réfléchit.

Les dirigeants sont unanimes : ce sera oui. L’euphorie de l’euro est encore proche ; ils pensent le moment historique.

Les « partis de gouvernement » (entendre le PS et l’UMP) se tendent même la main. Leurs chefs respectifs posent ensemble en une de Paris Match. On frissonne en pensant à l’union sacrée ; on ignore encore qu’on vient de tuer le système politique français. Et que les coupables deviendront tous les deux présidents de la république.

Les Français votent : le non l’emporte très largement. Contre l’avis des sachants d’en-haut. Qu’à cela ne tienne : Nicolas Sarkozy (à droite sur la photo de Match pour le lecteur, mais à gauche de Hollande) le fit passer par un vote du congrès.

Dès lors les cartes sont brouillées. La recomposition va prendre un temps infini : plus de dix ans avant qu’on commence à y voir plus clair. C’est qu’entre temps, de nouveaux événements ont eu lieu. La crise de 2008 en particulier va avoir pour effet de lifter l’un des acteurs et de le ramener sur le devant de la scène.

Mon hypothèse est que l’élection de Macron et son mandat ont achevé cette recomposition. En ce sens, il avait bien raison de parler d’un nouveau monde : un nouveau paysage où les repères allaient changer.

Si c’est le cas, il s’agit maintenant de faire la cartographie des blocs en présence.

Comme dans la plupart des systèmes politiques démocratiques, il paraissent être un multitude ; ils sont en réalité deux, chacun étant à son tour divisé en deux. Les autres n’en sont que des commentaires.

La ligne de fracture qui sépare ces deux blocs tient en un mot : nation. Pour ou contre ? Deux continents se dessinent, irréconciliable.

D’un côté les internationalistes, de l’autre les souverainistes.

D’un côté les partisans d’un monde ouvert, sans frontières, où tous les flux peuvent circuler librement, y compris les êtres humains. On pourrait l’appeler le parti de la mondialisation.

De l’autre, les partisans d’un monde dont la nation est l’unité politique incontournable. La nation, avec ses attributs pleins et entiers : contrôle de ses frontières et des pouvoirs régaliens. Parti du souverainisme.

Les deux se regardent en chiens de faïence : c’est qu’ils ne sont pas compatibles.

Les deux se divisent à leur tour en deux ailes : un côté gauche et un côté droit. On retrouve là les fondamentaux auxquels on était habitué. Une aile gauche plus libérale, plus détendue, et une aile droite plus conservatrice, plus sérieuse.

Examinons-les tour à tour.

Chez les mondialistes, l’aile gauche a un nouveau visage. Faute de lui avoir trouvé un nom en français, on l’appelle en anglais du nom étrange de « woke ». C’est la gauche d’importation américaine, qui s’est développée là-bas piano piano pendant un demi-siècle et qui a éclos à l’aune de la crise de 2008. C’est l’enfant de Marx et de Steve Jobs.

Cette gauche-là est une forme de marxisme mise à la mode du jour, où les minorités ont remplacé les travailleurs prolétaires. Elle a des financements, elle a le vent en poupe : on la voit dans tous les journaux.

L’aile droite du parti mondialiste est beaucoup plus raisonnable. Elle est le fruit du référendum de 2005 : c’est la fusion de l’ancien parti socialiste, du centre et de l’UMP. L’alliance de la bourgeoisie de gauche et de la bourgeoisie de droite. Les gagnants de la mondialisation, cette classe qui se sent chez elle à Paris comme à Berlin, à Londres comme à Singapour. Ceux qui sont de partout, et donc de nulle part, et qui voient la France comme un vague arrière-pays, au mieux folklorique, au pire foncièrement mauvais. Ils veulent penser la France dans un ensemble plus grand dont elle aurait le contrôle. Ils rêvent de refaire l’empire napoléonien sous couvert d’union européenne : et voilà que, où qu’ils se tournent, c’est en réalité la domination du Saint Empire Romain germanique qui s’exerce.

En face, un autre continent : celui de la nation. Là, on fait l’éloge de la frontière. Pas d’une frontière étanche, pas d’une fermeture (c’est la caricature de l’autre camp) mais d’une frontière qui laisse passer avec discernement.

L’aile gauche est connue : c’est l’ancienne gauche. Celle qui a refusé les sirènes woke. Elle s’appelle universaliste, ce qui est paradoxal puisqu’elle s’insère, parfois à son corps défendant, dans le cadre d’une nation déterminée. C’est elle qui a le plus de mal à se retrouver parce qu’elle croit ne pas avoir changé, et, d’une certaine manière elle a raison. Péguy parlait déjà, à son époque, d’un phénomène similaire : « Leur politique est devenue un manège de chevaux de bois. Ils nous disent : Monsieur, vous avez changé, vous n’êtes plus à la même place. La preuve, c’est que vous n’êtes plus en face du même chevau [sic] de bois. – Pardon, monsieur le député, ce sont les chevaux de bois qui ont tourné ». Elle se retrouve dans ce camp pour y avoir été poussée par la gauche woke.

L’aile droite est celle qui se cherche le plus. Elle est souverainiste et conservatrice. Mais le conservatisme n’est pas une histoire française, ou alors il s’écrivait aux extrêmes, lorsqu’il était anti-révolutionnaire, c’est à dire réactionnaire. Elle est souverainiste alors que toutes les élites s’étaient converties à l’internationalisme. Les penseurs de ce camp sont rares. Ils sont vilipendés. Seuls surnagent quelques tribuns qui rêvent de rassembler leur camp et d’en découdre avec les mondialistes.

Voilà le paysage : deux droites et deux gauches. On pourrait croire qu’elles s’affrontent chacune de leur côté : c’est un effet d’optique. En réalité il existe deux systèmes politiques qui coexistent en parallèle. On n’assiste pas à la recomposition de l’échiquier politique, mais à son dédoublement.

D’un côté l’échiquier mondialiste, de l’autre, l’échiquier souverainiste. La particularité de l’époque ? Les deux ne peuvent coexister. Ils ne le savent souvent pas, mais ils sont engagés dans une lutte dont la seule issue est la disparition de l’un d’eux. Parce que leurs valeurs fondamentales sont incompatibles : n’en déplaise aux thuriféraires de la pensée complexe du président, on ne peut être à la fois une nation libre et dépendre d’instances politiques que d’autres choisissent en partie pour nous. On ne peut pas à la fois vouloir s’occuper de l’économie de son pays et ne pas maîtriser sa monnaie. On ne peut pas à la fois maintenir une unité politique et en même temps détruire l’état nation. La liste pourrait continuer longtemps.

Les contradictions vont s’accumuler jusqu’à ce que le réel tranche et exige que l’on choisisse.

A moins qu’il ne finisse par choisir pour nous.

(1) Charles Péguy, Oeuvres de prose, p 71.

Paris Match revient dix ans plus tard sur les coulisses de cette photo : https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Quand-Hollande-et-Sarkozy-posaient-ensemble-772702

Les résultats du vote du congrès concernant le traité de Lisbonne : https://www.ladepeche.fr/article/2008/02/04/431513-traite-lisbonne-decouvrez-comment-ont-vote-depute-senateur.html