Julien Benda et la trahison des clercs (2/2)

Julien Benda constate qu’à la fin du XIXème, les clercs ont choisi un chemin nouveau : ils ont trahi. Conséquence de cet état de fait ? La réduction de l’universel au particulier, en particulier au niveau moral. Les grands systèmes moraux occidentaux (que ce soit le christianisme, l’humanisme ou la philosophie des Lumières dans sa version kantienne par exemple) ont toujours cherché des principes qui puissent s’appliquer à tous, en tous temps, et formulent, chacun à sa manière, une variante de la règle d’or.

Mais dès lors que le monde se fragmente en entités opposées les uns aux autres, on voit apparaître des morales particulières. Quelque chose qui était immoral au niveau général devient soudain tout à fait légitime lorsqu’il s’agit d’un groupe particulier.

« L’humanité […] apprend qu’il y a une vérité bourgeoise et une vérité ouvrière ; bien mieux, que le fonctionnement de notre esprit doit différer selon que nous sommes ouvriers ou bourgeois. »

Pour continuer dans la même lignée, on pourrait prendre l’exemple suivant : le vol était réprouvé dans les morales universelles, mais voilà que si c’est un groupe donné qui le pratique, il devient soudain vertueux. On lui donne même pour l’occasion un nom qui sonne bien (« appropriation des moyens de production ») et le tour est joué.

Le clerc est le vecteur principal de ce renversement : « notre âge aura vu ce fait inconnu jusqu’à ce jour […] : la métaphysique prêchant l’adoration du contingent et le mépris de l’éternel. » Pire : « On peut marquer encore cette innovation des clercs en disant que jusqu’à nos jours les hommes n’avaient entendu, en ce qui touche les rapports de la politique et de la morale, que deux enseignements : l’un, de Platon, qui disait : « La morale détermine la politique », l’autre, de Machiavel, qui disait : « La politique n’a pas de rapport avec la morale. » Ils en entendent aujourd’hui un troisième, Maurras enseigne : « La politique détermine la morale. »

Et les exemples abondent, à commencer par le domaine politique : « On a vu ceux qui, durant vingt siècles, avaient prêché au monde que l’État doit être juste se mettre à proclamer que l’État doit être fort et se moquer d’être juste (on se rappelle l’attitude des principaux docteurs français lors de l’affaire Dreyfus).

Benda revient au monde grec, dans l’âge d’or d’Athènes, qui constitue pour lui le moment de naissance de la cléricature telle qu’il la conçoit : « pour Socrate, parfait modèle en cela du clerc fidèle à son essence, les ports, les arsenaux, les murailles sont des « niaiseries » ; c’est la justice et la tempérance qui sont les choses sérieuses. Pour ceux qui tiennent aujourd’hui son emploi, c’est la justice qui est une niaiserie — une « nuée » — ce sont les arsenaux et les murailles qui sont les choses sérieuses. Le clerc s’est fait de nos jours ministre de la guerre. »

Ce déplacement du clerc, laisse le monde bien vide. Dès lors que Socrate se prend pour Périclès, la cité n’est-elle pas condamnée ? Si la mouche du coche décide de devenir cocher, qui maintiendra la veille ?

La réponse est dans la période que vit Benda à ce moment-là. L’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et l’URSS communiste. Les différentes passions qu’il a qualifiées jouent à plein, dans des systèmes où l’état a pris le contrôle de tout. Que ce soit en Italie où le slogan fasciste disait « Tutto nello Stato, niente al di fuori dello Stato, nulla contro lo Stato » ou en Allemagne, où le slogan nazi rappelait : « du bist nichts, dein Volk ist alles ».

Le clerc a tourné le dos à ses valeurs et il a rejoint les partis. Et si de notre point de vue c’est une trahison, du sien ça n’en est pas une. Selon Benda, ces nouveaux clercs rétorqueraient : « Nous ne sommes nullement des serviteurs du spirituel ; nous sommes des serviteurs du temporel, d’un parti politique, d’une nation. Seulement, au lieu de les servir par l’épée, nous les servons par l’écrit. Nous sommes la milice spirituelle du temporel. »

Voilà ce qu’on pourrait appeler le manifeste de la trahison, venant de ceux qu’on hésite à appeler encore des clercs. Peut-être Benda aurait-il dû donner un nouveau nom à ce type d’activité, afin que l’on puisse les distinguer l’une de l’autre. Après tout, peut-être n’est-ce pas tant une trahison que l’apparition d’une nouvelle fonction ?

Ce qui est sûr, c’est que lorsque les données du problème sont posées de cette manière, on se rend assez vite compte que cette classe a prospéré, qu’elle est toujours avec nous, voire qu’elle est repassée sur le devant de la scène, notamment aux États Unis. Là-bas, une politicienne du cru avait eu cette formule, mi-aveu, mi-programme : « There’s a lot of people more concerned about being precisely, factually, and semantically correct than about being morally right». (1)

Le diagnostic posé, la trahison exposée, il reste plusieurs questions. Tout d’abord la question des causes : qu’a-t-il bien pu se passer pour que les clercs décident tout d’un coup d’aller gambader chez les laïcs ?

Benda retient plusieurs explications.

La première est d’ordre historique et concerna la carrière : « C’est un fait évident que, depuis deux cents ans, la plupart des littérateurs qui, en France, parvinrent à une grande gloire, Voltaire, Diderot, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Anatole France, Barrès, prirent une attitude politique. On marquera même que, chez certains, la vraie gloire date du moment qu’ils prirent cette attitude. Cette loi n’a pas échappé à leurs descendants et on peut dire qu’aujourd’hui, chez tout écrivain français désireux d’une haute renommée, c’est-à-dire doué d’un vrai tempérament d’homme de lettres, ce désir comporte nécessairement la volonté de jouer un rôle politique ».

La seconde est bien plus terrible : « la volonté, chez l’écrivain pratique, de plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs. On peut même soutenir que la nécessité, pour ce genre d’écrivain, de ménager les passions de cette classe est plus grande que jamais, si j’en juge par le sort de ceux qui, en ces derniers temps, se sont permis de lui tenir tête (Zola, Romain Rolland). » Heureusement, pourrions-nous ajouter, cette raison a totalement disparue de nos jours.

Et la troisième : «  il est devenu lui-même de plus en plus un bourgeois pourvu de toute l’assiette sociale et de toute la considération qui définissent cet état, l’homme de lettres « bohème » étant une espèce à peu près disparue, du moins parmi ceux qui occupent l’opinion 1 ; qu’en conséquence, il a été atteint de plus en plus de la forme d’âme bourgeoise. »

Voilà pour les raisons externes, sociales, ce qui a fait que l’intellectuel est poussé à descendre du clerc vers le laïque. Mais Benda considère qu’il y a également une transformation intérieure, une transformation morale, des valeurs mêmes, dont il propose également d’identifier les causes. La première est le romantisme, « en désignant sous ce mot la volonté qui s’est déclarée chez les littérateurs au XIX e siècle (mais s’est considérablement perfectionnée en ces derniers trente ans) de se jeter sur les thèmes qui peuvent prêter littérairement à des attitudes frappantes. »

Ce qui compte ce n’est plus le vrai ou le juste, c’est le mémorable ou l’impressionnable. Ce qui compte, c’est l’attitude. Par exemple : « les doctrines dites réactionnaires prêtent à un romantisme pessimiste et méprisant dont l’impression sur le vulgaire est bien autrement forte que celle du romantisme enthousiaste et optimiste.»

Là encore, nous sommes heureux que ce phénomène ait complètement disparu.

La seconde transformation qu’identifie Benda, c’est la dévalorisation de la raison au profit de la « sensibilité artistique » (expression à la mode à son époque). Ce mouvement du cœur, indescriptible, inquantifiable, et faut-il le dire, inconsistant, devient le centre de tout. Partant de là, lorsque le sentiment l’emporte sur la raison, comment s’étonner des erreurs de jugement qui peuvent advenir ?

Enfin, dernière transformation : l’inflation de l’égo des clercs, désireux de faire éclater leur génie propre, qui voient désormais toute question universelle comme suspecte, puisque (dans leur esprit) elle affaiblit leur contribution propre.

Benda résume tout cela : « Je marquerai encore, parmi les causes de cette nouvelle attitude des gens de lettres, une soif de sensation, un besoin d’éprouver, qui s’est affirmé chez eux depuis un temps et leur fait adopter une posture politique selon ce qu’elle leur peut procurer de sensation et d’émoi. »

On est en effet bien loin de Socrate et de ses descendants spirituels.

Tout cela exposé, il reste à Benda à aborder un point : le futur. Si la situation est telle qu’il l’a décrite, que va-t-il en sortir ? A quoi ressemble le futur vu depuis 1926/27 ?

« Nous disions plus haut que la fin logique de ce réalisme intégral professé par l’humanité actuelle, c’est l’entre-tuerie organisée des nations ou des classes. »

Pire : il entrevoit un monde unifié, mais unifié à la manière des états fascistes. « Et dès lors, unifiée en une immense année, en une immense usine, ne connaissant plus que des héroïsmes, des disciplines, des inventions, flétrissant toute activité libre et désintéressée, revenue de placer le bien au-delà du monde réel et n’ayant plus pour dieu qu’elle-même et ses vouloirs, l’humanité atteindra à de grandes choses, je veux dire à une mainmise vraiment grandiose sur la matière qui l’environne, à une conscience vraiment joyeuse de sa puissance et de sa grandeur. »

Et la trahison des clercs aura vraiment été complète.


Post scriptum : Voilà que cet article était déjà écrit et édité lorsque j’ai lu le paragraphe suivant chez Viktor Klemperer, qui tint son journal tout au long des douze années de l’Allemagne nazie. Grand connaisseur de la littérature française, on a du mal à imaginer qu’il n’avait pas lu Benda : « 

« Comment a-t-il été possible que des hommes cultivés commettent une telle trahison envers la culture, la civilisation, toute l’humanité ? »
Le cogneur et le cracheur, c’étaient des brutes primitives’ (bien qu’ils eussent le grade d’officier), tant qu’on ne peut pas les assommer, il faut supporter ce genre d’hommes. Mais ce n’est pas la peine de se casser la tête dessus. Alors qu’un homme qui a fait des études comme cet historien de la littérature ! Et, derrière lui, je vois surgir la foule des hommes de lettres, des poètes, des journalistes, la foule des universitaires. Trahison, où que se porte le regard. (p. 341 dans l’édition Pocket)

(1) https://townhall.com/tipsheet/leahbarkoukis/2019/01/07/aoc-it-doesnt-matter-if-im-factually-correct-about-things-n2538586

Image : Dornac, Public domain, via Wikimedia Commons.