En novembre 2018, je suis parti vivre dans le Massachusetts pour des raisons familiales. J’ai emménagé dans l’ouest de l’état, une zone un peu enclavée, bien loin de Boston et de la mégapole de la côté. J’ai vécu six mois dans une ville qui avait été un centre extrêmement important de la région jusque dans les années cinquante, et six mois dans une petite ville que je ne nommerai pas ici explicitement, et que j’appellerai Wokeville.
Pendant cette année-là, j’ai vécu dans un monde que je n’imaginais pas exister, une sorte d’univers parallèle totalement surréaliste, une des villes dans lequel le mouvement woke s’épanouit à l’état chimiquement pur.
Wokeville est une petite ville universitaire de l’ouest du Massachusetts. Son college fait parti d’un réseau d’institutions d’éducation supérieure qui sont disséminées dans trois quatre ville environnantes.
Qui dit universités, dit, entre autre, un réseau d’institutions culturelles en générales et livresques en particulier. Et pour nous qui sommes des amoureux des livres, cela ressemblait à une promesse de paradis. (Lorsque nous avons déménagé pour revenir en Israël, le poids du cadre s’élevait à 2.5 tonnes, dont 1.5 tonnes de livres !)
Petite visite édifiantes des lieux.
Commençons par la bibliothèque municipale. C’est un magnifique bâtiment de la fin du dix-neuvième, à l’époque où la région était prospère, construit dans le style « romanesque richardsonien ». Bâtie sur trois niveaux principaux grâce à un système d’arches en briques, l’endroit a été conçu pour limiter au maximum le risque d’incendies.
Lorsqu’on pénètre dans la salle principale qui se situe au rez-de chaussée, on est frappé par la hauteur de plafond : on a là en réalité deux étages. Une sorte d’échafaudage en métal est planté dans le fond et permet un agencement des bibliothèques sur deux étages. Le système a plus d’un siècle, mais il semble tenir. Mieux : il est d’une grande élégance, et permet à la lumière de circuler, cette lumière de la Nouvelle Angleterre si particulière qui rappelle les tableaux des maîtres flamands.
En face, la salle des périodiques, où l’on peut trouver une grande sélection de magazines et de journaux. A l’étage supérieur, on trouve les bandes dessinées, les livres d’arts, la musique et les films, ainsi que la « bibliothèque présidentielle » où sont conservés des archives et des objets rares. Au sous-sol, c’est la bibliothèque des enfants. Les murs sont couverts de fresques colorées, les allées sont larges, et, dans le fond, il y a un grand aquarium et de larges banquettes où l’on peut s’asseoir et lire avec les plus petits.
C’est l’une des plus belles bibliothèques que j’ai jamais fréquentée. Le bâtiment invite à la flânerie et à la rêverie, et le visiteur, en son premier passage, rêve déjà aux livres qu’il va découvrir et à ceux qu’il pourrait écrire.
A l’époque où nous sommes, le rêve est néanmoins de courte durée. La salle principale abrite, dans le fond (rayons de littérature, auteurs dont le nom commence de T à Z), plusieurs SDF qui considèrent ce coin de la bibliothèque comme leur territoire.
Et visiblement les bibliothécaires ne sont pas au courant. Un jour, l’une d’elle me poursuit dans les couloirs en me demandant si j’ai fait tomber une couche (visiblement parce que je pousse mon fils, qui avait alors à peine quelques semaines, dans son landau). Elle me montre de quoi il s’agit : sur le sol, entre deux tables, une couche taille adulte visiblement usagée. Je lui fais remarquer qu’étant donné la taille de la chose, ça n’est évidemment pas à nous. Elle repart en pestant, mais sans signaler le problème à l’un des usagers qui en est visiblement la cause.
Devant l’ascenseur, on trouve un panneau d’affichages, qui fait la promotion des conférences à venir. Ce jour là, je vois une affiche au graphisme soigné qui invite à un groupe de parole : «Responsible whiteness : are you a well-intentioned white person frustrated at still being criticized for whiteness ? Do you have questions about whiteness and white fragility ? In this two-part series, we will explore, in a collaborative environment, the growth we need to do to move beyond frustration, and be more effective as productive participants in solving the core challenges of our times». Le tout modéré par une personne titulaire d’un doctorat (aux USA, il est courant de faire suivre son nom des lettres PhD, ce qui est censé être une marque de sérieux) et par un pasteur.
Si l’on se rend au rayon enfant, l’entrée est composée de plusieurs panneaux qui proposent la sélection du bibliothécaire. Deux thèmes principaux : ouvrages pour les enfants transgenres et « activisme ». Au rayon essais, les livres sélectionnés abordent beaucoup de sujets, mais ont tous en commun la lutte anticapitaliste.
La sélection des magazines et des journaux est du même acabit : uniquement des journaux de gauche ou de la gauche progressiste (le terme woke n’est pas encore totalement répandu à cette époque). Mais des journaux du centre, voire de droite ? Aucun. Ici, ça n’entre pas : on considère grosso modo que tout ce qui est à droite de Bernie Sanders est d’extrême droite.
Bernie Sanders est d’ailleurs implanté dans la région, dans le Vermont, l’état qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres au nord. Il a fait toute sa carrière dans une autre ville progressiste, Burlington. Pour l’anecdote, il est de Brooklyn, d’où était également originaire mon beau-père, qui était de la même génération que lui. Lors de la campagne de 2016, une vidéo avait circulé où l’on voyait Bernie revenir sur les lieux de son enfance avec Marc Ruffalo (Hulk !), qui lui demandé comment c’était de grandir à Brooklyn au début des années 50 et ce qu’il avait appris.
Bernie prend un air très concerné (ou constipé, on ne sait jamais) et répond que c’était formidable, c’est là qu’il avait appris la diversité. Quelle belle histoire. Mais demandez à n’importe quel brooklynais de l’époque, il vous répondra que c’est un gros mensonge. Brooklyn était segmenté comme ça n’était pas permis. Un autre oncle (d’origine italienne) nous avait même expliqué que, dans son quartier, ça ne serait venu à l’idée de personne de traverser la rue pour aller dans le quartier juif (plus tard, il épousa une tante qui, elle, était du côté yiddish, preuve que l’Amérique avait changé en un demi siècle).
Revenons à la bibliothèque et arrêtons-nous un instant sur le parking qui se trouve derrière. Spacieux, fonctionnel, avec un arrêt minute si on veut juste aller déposer des livres ou les renouveler rapidement. Sa particularité ? Elle est payante. Il vous en coûtera 25 cents de l’heure (payable uniquement en pièces de 25 cents), avec une limite à deux heures (quelques parcmètres isolés poussent à quatre). Un jour j’ai eu le malheur de dépasser de dix minutes : j’ai une contredanse.
Après la librairie, où il est impossible de travailler, tant les habitués, qui viennent en général faire la sieste dans les grands fauteuils ou affalés sur les tables, sentent le cannabis, on descend vers le centre ville pour aller faire la tournée des librairies.
La première se situe dans un petit entre commercial que nous avons déjà vu : c’est là que se trouvait le bar à vin qui a dû fermer. Au rez-de-chaussée et au premier étage, on trouve un large choix de livres. C’est le point central de la ville si vous voulez acheter quelque chose de neuf. Après cela, le premier Barnes and Nobles (que l’on pourrait comparer à une sorte de Fnac locale) se trouve à une demie heure de voiture.
La sélection est drastique. Ici non plus, tout n’entre pas : les libraires veillent. D’ailleurs ils vous proposent leur sélection. Aujourd’hui par exemple, Gaby a choisi un ouvrage peu connu, intitulé : Stories of Personal Transformation : reclaiming Judaism from Zionism. Etonnant ? Banal. Il suffit de regarder autour pour trouver toute une sélection de livres sur le même thème. A Wokeville, on n’aime pas beaucoup Israël. Et ça semble faire consensus : c’est le vieux Wokeville comme le nouveau Wokeville.
Le vieux Wokeville se met à déblatérer sur le sujet même quand ça n’a aucun rapport avec rien. Un soir par exemple, nous nous rendons dans une ville limitrophe pour assister à une conférence sur l’histoire du calendrier, donnée dans l’observatoire de l’université. On se retrouve à une petite dizaine dans un lieu magique, un ancien planétarium avec des tables en bois ciré et de vieux appareils en métal qui sentent la poussière des ans et qui permettent de projeter sur les murs les trajectoires des planètes et les dizaines de constellations. Le conférencier arrive, nous salue, et commence à parler du calendrier dans l’antiquité, avant de partir sur une tangente de dix minutes sur les Israéliens ceci et les Israéliens cela. Ce soir-là, avec ma femme, nous qui sommes tous les deux Israéliens, nous avons ri sous cape. Mais un peu jaune également.
Le nouveau Wokeville est du même acabit. Les universités proposent des conférences sur le sujet, qui sont parfois mollement mises en cause par les étudiants juifs. La grande université qui se trouve à quelques kilomètres a par exemple organisé un panel qui a fait parler de lui pendant plusieurs semaines dans la presse. L’évènement était sobrement intitulé : « not backing down : Israel, Free Speech, and the Battle for Palestinian Human Rights ». Deux des invités étaient des stars du mouvement de boycott d’Israël, dont un qui avait été licencié de CNN pour avoir demandé les droits des Palestiniens « du Jourdain à la mer », expression qui renvoie généralement à l’idée qu’Israël doit disparaître intégralement. Trois étudiants juifs avaient essayé de le faire interdire, mais un juge avait tranché : ça serait aller contre le premier amendement. En revanche, précise le juge, ils pourront porter plainte a posteriori, si il y a matière.
Heureusement, même si la plupart des institutions culturelles ont muté pour s’aligner sur la nouvelle religion de la région, il restait un endroit que je fréquentais assidument. Continuons donc notre tour des institutions culturelles de la municipalité, et, après la bibliothèque et la librairie, rendons-nous dans une des nombreuses librairies d’occasion de cette petite ville universitaire.
Elle est située dans un sous-sol, entre une laverie et un café. Il faut descendre quelques marches, replier la poussette et trouver un endroit où la stocker le temps d’aller fureter dans les rayons. (Car à Wokeville, tout objet laissé sans surveillance plus de cinq minutes est susceptible d’être embarqué par un passant, sous le prétexte que c’est probablement une occasion de recyclage).
En dépit de l’odeur de vieux papier et de poussière, c’est un vrai bol d’air frais. Le propriétaire est un vieux de la vieille. Il a hérité la librairie de son père, et il est resté fidèle au poste toutes ces années. Même lorsque sa femme a commencé à travailler à Washington à un haut niveau dans le gouvernement, il est resté là pour que la librairie soit ouverte quelques jours par semaines, le reste du temps, il fait l’aller et retour avec la capitale.
La particularité des lieux ? Des prix bas et un renouvellement très régulier des stocks. Si on croise un livre intéressant, il faut le prendre aussitôt : même en revenant le lendemain on risque de ne plus le trouver.
A l’époque, mes moyens étaient très modestes. Tout notre budget était calculé au dollar près et je devais économiser patiemment dollar après dollar pour pouvoir me payer un nouveau livre. Peu m’importait : je venais d’être père pour la première fois, je n’avais pas tant de temps disponible que ça.
Mais venir, chercher, et discuter avec le propriétaire était un moment de joie profonde. Il me semblait enfin retrouver l’ancienne Amérique. Un côté un peu froid et bougon, mais aussi une grande gentillesse et une immense culture.
Mon fils a été l’un de ses plus jeunes clients. Il est venu pour la première fois alors qu’il avait moins d’un mois. Le propriétaire aimait raconter l’histoire que son plus jeune client avait en fait deux jours, mais que c’était le fils d’un de ses amis venu lui rendre visite.
Le jour où je suis venu pour la dernière fois, et que je lui ai annoncé que nous déménagions pour Washington, il a semblé ému. Il m’a aidé à remonter la poussette. Nous sommes restés quelques minutes à discuter sous la bruine d’octobre et puis on s’est serré la main.
Ce jour-là, j’ai dit à adieu à Wokeville, au vieux Wokeville, à celui que j’aurais aimé connaître, à l’époque où il y faisait bon vivre et où la culture portait quelques valeurs dans lesquelles je me reconnaissais.