Ma vie de civil pendant l’opération Gardiens des Murailles

L’opération Gardiens des Murailles a duré onze jours. Onze jours d’ébullition au Moyen Orient. Onze jours d’une opération militaire de grande envergure. Onze jours pendant lesquels nous avons vécu au rythme des alertes et des tirs de roquettes. Habitant à Be’er Sheva, dans le sud d’Israël, j’ai été pour ainsi dire aux premières loges.

Les événements ont fait la une des journaux du monde entier et il y a eu foison d’analyses. Je voudrais amener ici le témoignage d’un civil et raconter ce qu’il s’est passé tel que vu à hauteur d’homme. Une fois n’est pas coutume, je ne vais parler d’aucune question politique, n’amener aucune analyse et ne donner aucune opinion sur ce qu’il s’est passé. Pour quelqu’un qui, comme moi, aime donner son avis sur ce genre de sujet, vous imaginez le tour de force que ça représente.

J’évoque trois moments : après une semaine, après le cessez-le-feu et après le retour à la normale. Trois périodes avec des dynamiques particulières, trois périodes où l’ambiance et les événements changent du tout au tout. Ces notes sont prises des lettres que j’ai envoyées à mes proches au cours de cette période. Je les ai à peine modifiées. Le style, les hésitations, parfois même les erreurs, font à mon avis partie du témoignage. Les seuls vrais changements concernent les éléments personnels qui n’ont pas vocation à être partagé de façon publique.

Dimanche 16 mai 2021, veille de Shavouot,

Une semaine de conflit.

Pour nous, tout à commencé le lundi 10 mai. Le hamas a tiré plusieurs roquettes en direction de Jérusalem, ce qui n’était pas arrivé depuis 2014, date du dernier conflit avec Gaza. Étant donné que les Israéliens considèrent Jérusalem comme la capitale, c’est un cassus belli très clair. Tsahal a commencé à répliquer en bombardant Gaza pendant la nuit.

Dans la nuit de lundi à mardi, nous avons eu une salve particulièrement importante au-dessus de la ville : une demie-heure d’alerte pratiquement non stop entre trois heures et trois heures trente du matin.

Mardi, toutes les écoles dans un rayon de quarante kilomètres autour de Gaza ont été fermées. Nous sommes dans cette zone, ce qui fait qu’il n’y a pas de crèche pour mon fils. Il y a un service de baby-sitting pour quelques enfants dont les parents sont obligés de travailler, mais nous n’étions pas très à l’aise avec cette idée. Mon fils est resté avec nous.

La question de la garde des enfants est centrale dans notre petit monde. Tous nos amis travaillent et ont des enfants entre deux et cinq ans. Dès que les écoles sont fermées, comme pendant le confinement à cause du virus, toute la vie est bouleversée.

Cette fois-ci, les différentes mamans se sont relayées pour faire une sorte de crèche parentale chaque matin. Un matin chez les uns, un autre matin chez les autres. Les enfants jouent ensemble, les mères peuvent papoter et les pères travaillent le matin. L’après-midi, c’est l’heure de la sieste et les rôles sont inversés.

Il y a quinze jours, il y a eu une bousculade dans une ville du nord du pays au moment d’un pèlerinage. Il y a eu quarante-cinq morts. L’une des victimes était le frère d’une de nos amies. Elle a fait la semaine de deuil à Jérusalem avec sa famille et vient de rentrer à Be’er Sheva. Elle a un fils qui a un an et demi, et pas de mamad (pièce blindée) chez elle, ce qui fait qu’elle est venue jeudi toute l’après-midi à la maison. Elle a joué avec les enfants, ils ont mangé ensemble, pris le bain, et ils sont rentrés chez eux juste à l’heure du coucher.

Les alertes ont continué toute la semaine. La première nuit a été la plus longue : les habitués (à considérer que l’on puisse jamais s’habituer à cela) disent que c’est la plus impressionnante qu’ils aient jamais vécue. Plus d’une demie-heure non stop. Le reste du temps, la sirène dure une minute, puis il faut rester à l’abri dix minutes à partir de la fin de la sirène. Pendant cette période, des débris peuvent continuer à tomber et causer des dégâts.

Les Israéliens natifs sont peu impressionnés par tout ça. Jeudi après-midi j’avais rendez-vous chez le médecin. En théorie mon fils aurait dû être à la crèche et ma femme au travail, mais vu les circonstances, nous y sommes allés ensemble. Arrivé sur place, je reçois une alerte sur mon téléphone, mais pas de sirène. Je demande au médecin ce qu’elle en pense : elle dit que c’est probablement pour un autre quartier de la ville. Elle envoie ma femme et mon fils à l’abri, au sous-sol, et me dit : « on fait le rendez-vous, si jamais ça tombe on les rejoint ».

En tant que nouveaux venus dans ce bazar, on ne sait pas toujours quoi faire. Mais les anciens vous briefent.

Premièrement, on a une application. On peut régler tout un tas de paramètre et avoir des informations en direct. Le conseil de tout le monde : ne mettre que son secteur, sinon on devient dingue. Les deux premières nuits, c’est plus de mille roquettes qui ont été tirées.

Be’er Sheva est divisé en quatre quartiers : ouest, sud, nord et est. Chaque quartier a une couleur et il y a une carte qui permet de savoir où on se trouve. Nous nous trouvons dans le quartier sud, mais à la frontière du quartier ouest. J’ai donc réglé les alertes pour ces deux zones. En général, l’appli se met en marche quelques secondes avant la sirène. Lorsque celle-ci se déclenche, on a une minute pour aller aux abris. Ça parait court, mais c’est en fait très long : ceux qui sont dans le pourtour immédiat de Gaza ont seulement quinze secondes.

Plan de la ville pour déterminer de quelle zone on dépend.

2. Une fois que la sirène est en route, il faut aller aux abris. Nous habitons un appartement moderne, nous avons un abris : le mamad. C’est une pièce blindée, qui, dans notre cas, se trouve le plus loin possible des murs extérieurs. Il n’y a aucune fenêtre, juste trois bouches d’aération. Pas d’air conditionné non plus, ce qui fait que ça devient vite chaud quand on est plusieurs dedans. En temps normal, c’est la remise : il y a des étagères qui nous servent de garde manger et de stockage pour les jeux de sociétés et les valises vides. Il y a également deux armoires dans lesquelles j’ai rangé mes archives et les outils de bricolage. Depuis lundi, on a installé des coussins (ceux du canapé), une couverture, ainsi que différents petits accessoires utiles : des bonbons pour la toux (très utile vu que j’ai un rhume !), des bouteilles d’eau, une veilleuse en forme de narval qui change de couleur quand on la touche et un livre de prières. Une fois à l’intérieur, on scelle la porte, qui est une lourde porte blindée qu’il faut manœuvrer à deux mains si on ne veut pas que ça fasse un bruit à plus de cent vingt décibels.

3. Une fois à l’intérieur, on attend. On entend la sirène qui continue à mugir et la plupart du temps, la roquette qui fuse, et une explosion dans le lointain : c’est le dôme de fer qui a fait son œuvre.

Le dôme de fer est l’un des miracles qui nous accompagne. Développé avec les Américains, il a été lancé il y a une dizaine d’années avec un certain scepticisme (c’est un euphémisme). Le principe avait énoncé par Reagan dans les années 80, sous les moqueries, et voilà qu’aujourd’hui il a un taux de réussite de 90%. Le principe est simple : dès qu’il y a un tir, un ordinateur analyse la trajectoire. Si le point d’impact prévu est dans un champ par exemple, il ne se passe rien, la roquette atterrit dans le champ. Si ça vise des civils (ou des lieux sensibles) alors la batterie du dôme de fer lance un contre missile qui va détruire le premier. Ça a l’air simple dit comme ça, mais la technologie nécessaire pour y arriver est extraordinairement complexe. Pour finir sur le dôme de fer sur une note amusante, son nom en hébreu est kippat barzel. Eh oui, kippah veut dire « dôme » !

Une batterie du dôme de fer au salon du Bourget en 2015

Je disais plus haut que tout le monde n’a pas de mamad : dans les grandes villes (Jérusalem, Tel Aviv, Haifa) seulement un tiers des appartements en sont équipés. Alors que font les gens ?

Plusieurs options. La première : aller dans les zones « renforcées ». A Tel Aviv par exemple, c’est typiquement les cages d’escalier. Ce sont les zones porteuses avec des structures très solides. Dès qu’il y a une alerte, tout le monde se rue dans la cage d’escalier, et là, vous venez comme vous êtes ! Beaucoup de scènes amusantes lorsque c’est le moment où tout le monde prend sa douche.

Autre option : le mamak. Comme le mamad, mais pour tout un étage ou un immeuble. Souvent c’est au sous-sol. Ou le mamash : là c’est dans un lieu public.

Dernière option : le miklat, un abris anti-aérien classique. Un bunker auquel on accède depuis la rue et où tout le monde s’abrite le temps que ça passe. Quand nous habitions au kibboutz il y avait un miklat par « quartier ». On avait une clé et, en cas d’alerte, on court, on ouvre la porte et on descend à plusieurs mètres sous terre. Mais la région où nous habitions était totalement excentrée. Près de Eilat, il n’y a pratiquement jamais de missiles. La seule fois où nous sommes allés au miklat, ce fut le jour où on testait la sirène, juste histoire de répéter quoi faire au cas où.

Maintenant il y a une autre question : que faire si on est dans la rue ?

Réponse : à Be’er Sheva, les habitants sont habitués à savoir où se trouve Gaza. Vu que les roquettes viennent de l’ouest, en dernier recours il faut se mettre à l’abri à l’est d’un bâtiment ou d’une structure qui protège, de façon à ce qu’il y ait quelque chose entre soi et Gaza.

Ça devient vite une seconde nature. Lorsqu’une copine est venue pour la première fois et qu’elle a vu notre terrasse, sa première remarque a été : « la vue est superbe, et en plus vous êtes à l’opposé de Gaza ! »

Lorsqu’on est en voiture, il faut s’arrêter, sortir et s’allonger sur le côté, face contre terre. C’est la position la plus sécurisée : les parties « molles » sont ainsi protégées. A nouveau le risque majeur est la retombée de débris.

Lorsqu’on est dans le bus, même topo. Le bus s’arrête, tout le monde descend et se couche par terre également. Autre option, entrer dans un commerce, qui a souvent une pièce blindée.

Il parait que le plus folklorique c’est quand on est au supermarché. Commentaire d’une copine qui était dans le Carrefour local avant-hier soir : « c’était une expérience très intéressante ». Belle litote.

Les courses sont un point clé de la vie actuelle. Tout le monde fait des provisions car on ne sait pas combien de temps ça va durer. Quelques jours ? Quelques semaines ? Personne ne sait. Le dernier conflit avec Gaza (l’opération Bordure Protectrice) avait duré plus d’un mois et demi.

Mercredi, je voulais acheter des laitages parce qu’on n’avait plus de yaourts ni de lait pour mon fils. Le supermarché à côté de chez nous était plein. On a fait demi tour et on est allé acheter nos laitages à la station service en bas de l’immeuble. A peine plus cher et temps d’attente de vingt secondes et demi. Ici la station service ressemble au mini marché d’Apu dans les Simpson. (Un peu comme un kombini japonais, les services pratiques en moins). On peut acheter à peu près tout ce dont on a besoin à des prix relativement raisonnable. Tout, y compris du lait, du fromage, des médicaments de base ou du café. Et même des petits barbecues, instruments indispensables d’un bon été israélien !

Nouvelle tentative jeudi avant d’aller chez le médecin. Un peu moins de monde. J’ai fait un plein, mais j’ai dû patienter presque une demie heure pour payer. Les gens partent avec en moyenne deux caddies pleins et le caissier n’était pas très rapide. Cela dit tout est très bon enfant. Les gens sont extrêmement sympas et, contrairement à ce qu’on croit au premier abord, assez organisés. Israël, c’est l’organisation dans la désorganisation. Vu de l’extérieur ça a l’air d’être le bazar, mais en fait tout est hyper organisé. Par exemple la file d’attente part dans tous les sens (pas les uns derrière les autres comme une bonne file d’attente américaine) mais tout le monde sait où il se situe dans la queue. Du coup, j’ai laissé mon panier plusieurs fois pour aller chercher des produits que j’avais oubliés, et en revenant j’étais toujours au même point dans la queue. Derrière la russe qui avait acheté vingt kilos de fruits et légumes, qui était après le couple qui utilisait la poussette comme caddie pour acheter cinquante kilos de boites de conserve.

A côté, avec mes deux paquets de pâtes et mon kilo de concombres, je faisais petit joueur.

C’est qu’en ce qui nous concerne, on a une botte secrète : la commande Internet. On commande chez un supermarché discount et on est livré devant la porte pour une somme assez raisonnable vu le service. Il faut dire qu’on en profite : on commande plusieurs pacs d’eau à chaque fois, ainsi que des surgelés (qui sont livrés avec des sortes de glaçons géants pour les maintenir au frais) ainsi que tout ce qui est du style boites de conserve et paquets de pâtes.

On est évidemment pas les seuls et on voit l’impact de la situation : avant, il fallait en moyenne deux jours pour être livrés, maintenant c’est plutôt quatre. Peu importe, le tout c’est que ça finisse par arriver.

Ces derniers jours, c’est calme dans la journée. Ça tire essentiellement la nuit, mais rien avoir avec l’intensité de la première nuit. En général, on a deux ou trois alertes pendant la nuit, à quelques heures d’intervalle. On se couche tôt, ce qui permet de profiter au maximum des moments de calme.

Dès que la sirène se met en marche, le plan est toujours le même. Ma femme va directement au mamad et je prends mon fils au passage. J’essaye de le soulever aussi doucement que possible en dépit de l’obscurité. Le plus difficile est de distinguer où est sa tête et où sont ses jambes étant donné qu’il se retourne parfois au milieu de la nuit ! Je vais ensuite au mamad tranquillement, on ferme la porte et on s’assied. On attend la fin de la sirène, puis on compte une dizaine de minutes, et on ressort. Je recouche mon fils, qui, en général, ne s’est pas réveillé, et on repart dans notre chambre. On essaye de se rendormir aussi vite que possible en espérant que c’est la dernière fois de la nuit.

Mon fils, qui, ces dernières semaines dormait très peu et très mal, dort, paradoxalement, depuis le début de la semaine, comme un loir. Il s’endort vite, et fait même des grasses matinées jusqu’à … 5h30 ! Incroyable. Pendant les alertes, il ne pipe pas un mot : c’est à peine si il bouge lorsque il passe de mes bras à ceux de ma femme.

Dans la journée, il n’est pas impressionné non plus. Étant donné que le mamad est la pièce interdite et que c’est là qu’on stocke les jouets qu’on prend pour aller dehors, pour lui c’est le paradis ! Il s’éclate. En général, on essaye de regarder un film ou un dessin animé. Vendredi après-midi, on était tellement bien installés qu’on est resté une partie de l’après-midi après que mon fils se soit rendormi dans les bras de sa mère pour la sieste. Avec la porte ouverte, c’était très agréable et on a regardé un film très sympa.

Situation spéciale le shabbat. Les terroristes savent qu’en Israël, la vie est différente ce jour-là ; ils en profitent pour essayer de casser le moral de la population. C’est mal connaître les Israéliens.

Qu’on soit religieux ou pas, le shabbat est un jour à part. Tout le monde se repose. C’est le jour de la famille, des amis, des bons repas, du temps consacré au plaisir de vivre. Chacun a sa manière de faire, mais tout le monde s’accorde sur le but. Shabbat, on vit différemment du reste de la semaine.

Cette manière de marquer le temps est extrêmement structurante. Durant la pandémie par exemple, alors que nous étions confinés, on a vu à quel point il était facile de perdre le sens du temps. Chaque jour devient comme les autres. Est-ce qu’on est mardi ? Mercredi ? Peut-être qu’on est jeudi. Qui sait ? C’est tout pareil de toute façon. Shabbat est une manière de casser cela et de se réapproprier le sens de la temporalité. Les rites aident énormément, mais, en ce qui nous concerne, c’est surtout une certaine pratique religieuse qui nous a permis de traverser la pandémie. Le fait par exemple de ne pas utiliser les appareils électroniques pendant vingt-quatre heures permet de se tenir loin, un jour par semaine, de toute source d’information. Et dans notre monde technologique, c’est une vraie respiration.

Toujours est-il qu’il semble de notoriété publique ici que les tirs redoublent au moment de l’arrivée du shabbat, le vendredi soir à la tombée de la nuit. Cette semaine la première roquette est tombée en direction de Beer Sheva à 21h. Pour nous c’était déjà l’heure d’aller au lit, le repas était consommé depuis longtemps !

Ceci étant, la situation pose un problème certains pour les gens qui sont religieux. Normalement, il ne faut pas utiliser d’électricité ou d’appareil électriques pendant shabbat. La solution est très simple : tout est sur minuteur. On programme avant le début à quelle heure les lumières doivent s’éteindre, à quelle heure le chauffe eau s’allume, etc. Quand on le fait, on a l’impression d’être un prince : pendant une journée, on n’a littéralement rien à faire, tout est déjà prêt ou pris en charge !

Mais voilà, quand on se lève au milieu de la nuit, deux fois, trois fois, ou plus, et qu’il n’y a pas de lumière, ça peut être casse pied. Solution : il existe une lampe très pratique, rechargeable, magnétique, qu’on installe dans le mamad avant shabbat. Ça coûte un peu cher (50 euros) mais ça vaut le coup pour ceux qui veulent.

Une de nos amies fait partie du groupe qu’on appelle en français « ultra-orthodoxe ». Elle demande dans le groupe WhatsApp si il y a des gens qui sont intéressés. Et la réponse est unanime : il y a plein de gens intéressés, mais aussi plein de gens pour qui c’est un peu trop cher. (Le niveau de vie en Israël et le niveau des salaires ne sont pas au niveau européen.) Pas de problème, elle fait une levée de fond sur Facebook dans son réseau, et elle se retrouve avec plus d’argent que de personnes qui ont besoin de la lampe et qui ne peuvent pas l’acheter.

Elle dit : « allez, maintenant il faut trouver d’autres personnes qui en ont besoin ». On va voir les personnes âgées et les familles nombreuses du quartier. Quelqu’un demande : « mais si on voyait avec la mairie ? » « – Avec la mairie ?  Ça va leur prendre un temps infini, on le fait nous même ». En une demie journée, le système est monté : les lampes seront achetées dimanche matin (premier jour ouvré de la semaine israélienne) et livrés dimanche après-midi.

Voilà un exemple de ce qu’il se passe et qu’on ne voit que si on est sur place. La solidarité et la générosité extraordinaire des israéliens.

On a vu la même chose lors de la bousculade que je mentionnais. Aussitôt il y a eu un afflux dans les centres médicaux pour donner son sang, à tel point que l’après-midi même les centres ont fermé : ils avaient trop de donneurs !

Et tout le monde aide : les religieux comme les non-religieux, les juifs comme les musulmans ou les chrétiens. Ce que le hamas ne voit pas, c’est que chaque roquette tirée renforce en fait, paradoxalement, le pays.

Le plus étrange dans toute cette situation, c’est de voir à quel point il y a un décalage entre nos vies individuelles et les événements qui les encadrent. Raymond Aron disait : « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Autrement dit, il y a une histoire qui s’écrit, qu’on étudiera un jour comme des faits historiques, mais dont on ne sait pas vraiment ce qu’ils sont ni où ils vont.

En tant que civils, nous, on est dans le brouillard de guerre.

On sait des choses, on lit des informations, on entend des faits, mais en réalité on n’en sait pas tant que ça. On ne sait pas ce que savent les dirigeants. On entend leurs déclarations, mais, étant donné qu’ils doivent maintenir un certain avantage tactique, ils ne disent évidemment pas tout.

Avant-hier par exemple, on a appris qu’il y avait des mouvements de troupe vers Gaza. On a vu passer des photos de chars sur les réseaux sociaux, on sait que des gens ont été mobilisés, on a vu des connaissance dire « mon frère a été envoyé à Gaza », etc. L’intervention terrestre semblait en route. Un porte parole de l’armée semblait avoir confirmé à l’AFP. Et puis le lendemain, on apprend les événements suivants : les terroristes du hamas s’étaient déployés dans les tunnels qui sont sous Gaza, pensant prendre l’armée à revers une fois qu’elle serait à l’intérieur. Or l’armée n’est pas entrée, et au lieu de ça, elle a bombardé les tunnels. Plusieurs centaines de combattants en moins. L’AFP s’est indignée qu’on ait pu lui mentir, Tsahal a dit que c’était une erreur de communication.

Tout ça pour dire qu’on est autant dans le flou que le reste du monde, qui, eux, sont persuadés de tout savoir. Sans compter qu’on ne sait pas ce qu’il se passe dans le poste du haut commandement, ni dans le cabinet de guerre, et que, par définition, on ne dispose d’aucune des informations secret défense auxquelles ils ont accès. Mais j’ai dit que je ne ferai pas de commentaires sur ce genre de questions dans ce récit.

Autre point étonnant : l’humour. En période de stress, c’est un mécanisme de défense extraordinaire. Les blagues, les photos détournées et les répliques acides qui circulent sont de grande qualité. La guerre n’est vraiment pas drôle, mais en rire est déjà une manière d’en désamorcer les conséquences pour nous autres civils.

Voilà donc à quoi ressemble notre quotidien à ce stade. Un mélange de vie banale et de situation de guerre. On fait les courses, on va chez le médecin, on va voir les copains, on essaye de dormir. Et tout ça est entremêlé d’alertes et de séjours dans le mamad, qui a finit par devenir l’une des pièces les plus confortables de l’appartement. Si on n’y pense pas, c’est juste une sirène, on va se mettre dans une pièce et on ressort quelques minutes plus tard. Si on y pense… Mieux vaut ne pas trop y penser.

Vendredi 21 mai, veille de shabbat.

Fin de onze jours de conflit ?

Voilà douze heures que le cessez-le-feu est en vigueur, et force est de constater que, pour l’instant, il est respecté. La dernière roquette a été tirée à 1:49 du matin, faisant suite à une journée longue et fatigante pour le sud du pays. Il est notoire que, les veilles de trêve, le hamas intensifie les frappes, afin de montrer qu’il n’est pas en situation de faiblesse. Cela, seul l’avenir nous le dira.

Cela fait plusieurs jours que les alertes se sont espacées. De trois à quatre par nuit on est passé à une, voire zéro. Idem dans la journée : les alertes sur Be’er Sheva étaient concentrées l’après-midi entre trois et cinq heures. La rumeur voulait qu’un cessez-le-feu serait mis en place d’ici la fin de la semaine et on a appris hier en fin de soirée que c’était acté. (Étonnant de voir que la plupart des rumeurs de ce style que nous avons entendues se sont révélées exactes).

Nous restons vigilants quelques jours, parce qu’apparemment le hamas avait rompu deux trêves en 2014. Les suites pratiques se mettent en place très vite : on parle de rouvrir les écoles dès dimanche. De notre côté, on a déjà enlevé les coussins du mamad (la pièce blindée) et on les a remis sur le canapé. Ce matin nous sommes allés au café en bas de chez nous pour nous offrir notre petit-déjeuner du vendredi : café au lait et viennoiseries. Mon fils a mangé une sorte de pain au raisin (avec des noix de pécan) qui faisait à peu près la taille de sa tête !

Le sentiment général est un sentiment de soulagement. La tension perpétuelle qui nous accompagnait depuis maintenant onze jours commence à redescendre.

En ce qui nous concerne nous étions assez privilégiés. Le fait d’avoir un mamad dans l’appartement, qui plus est situé vers le centre de l’immeuble, fait toute la différence. On a largement le temps de s’y rendre, et une fois à l’intérieur, on se sent totalement en sécurité.

Moins chanceux sont certains de nos amis, qui habitent des petits pavillons à quelques centaines de mètres de chez nous. Les lieux sont adorables, on a l’impression de certaines rues de Tokyo ou de Kyoto : petites ruelles étroites, des plantes vertes soigneusement alignées devant les murs, et de toutes petites cours avant d’entrer dans la maison proprement dite. Par contre, pas de mamad dans les habitations. A chaque alerte, il faut se lever, réveiller les enfants, sortir, courir jusqu’à l’abri anti-bombes et descendre avec les autres voisins dans le souterrain, le tout en moins d’une minute. Pas évident. Il y a d’ailleurs beaucoup de gens qui se blessent pendant le trajet : les chevilles foulées sont nombreuses ces derniers temps.

Je parlais plus haut de cette amie qui avait levé des fonds pour les lampes torches. Il s’avère que les fameuses lampes sont en rupture de stock partout. Comme elle avait déjà un petit budget, elle s’est dit : on peut faire mieux. Voyant le problème des abris anti-bombes qui sont un peu trop épars dans son quartier, elle s’est mise en tête, pendant une alerte qui durait un peu trop longtemps, de voir ce qu’elle pouvait faire.

Après quelques recherches, il s’avère qu’il existe des abris anti-bombes préfabriqués et qu’une ONG chrétienne située à Jérusalem aide les Israéliens à les importer. Coût de l’opération : 15 000$. Qu’à cela ne tienne, l’amie en question repart lever des fonds pour acheter un abris anti-bombe supplémentaire pour le quartier. Objectif atteint en trois jours. Mieux : au moment où j’écris cela, on est en route pour un deuxième abris anti-bombes. Comme dit ma femme : il faut espérer le meilleur, mais se préparer pour le pire.

Abri anti-bombes préfabriqué.

Cette phase du conflit aura donc duré onze jours. Pendant ce laps de temps, près de quatre mille trois cent soixante roquettes nous ont été tirées dessus. Quatre vingt-dix pour cent ont été interceptées par le dôme de fer, ce qui a occasionné treize morts en Israël. Six cent quatre-vingt roquettes sont retombées sur Gaza. Mille cinq cent cibles terroristes ont été détruites. Six cent soixante quinze sites de lancement de roquettes ont été endommagés ou neutralisés. Deux cent terroristes ont été abattus. Cent kilomètres de réseaux de tunnels ont été détruits. (Source : Tsahal).

Il y a un proverbe anglais qui dit « il n’y a pas d’athée dans une tranchée ». Dans des situations de guerre on se retrouve face à des questions fondamentales qu’on peut avoir le luxe d’oublier quand on vit dans un pays en paix. La guerre était à nos portes, l’ennemi était déterminé à tuer et à détruire le plus possible. Il y a mis les moyens. Et de notre côté, protégés par le dôme de fer, nous avons continué à vivre pratiquement normalement. Ben Gourion disait : « en Israël, celui qui ne croit pas aux miracles n’est pas réaliste ». Et je pense que cet après-midi, alors que shabbat arrive dans quelques heures, nous sommes nombreux à penser à ce genre de questions, plein de gratitude pour notre armée et notre gouvernement, qui veillent sur nous, en bas, ainsi que pour Celui qui, en haut, selon la phrase du psalmiste « ne dort ni ne sommeille, le gardien d’Israël ».

Mardi 25 juin,

Quatre jours après le cessez-le-feu : retour à la normale.

Le cessez-le-feu en vigueur est respecté et tout est bien retourné à la normale. Les écoles ont rouvert, les cafés et les restaurants sont bondés et l’aéroport fonctionne à nouveau.

Les Israéliens réagissent très vite aux événements. Ils peuvent lancer une opération militaire de grande envergure en quelques heures ou faire une campagne de vaccination de toute la population adulte en quelques semaines ; mais une fois que la menace est passée, tout revient à la normale chik-chak.

L’information tant attendue, dans l’appli de la sécurité intérieure : tout réouvre dans l’ensemble du pays.

Mon fils est de retour à la crèche depuis dimanche. Il piaffait depuis plusieurs jours. Dès qu’il voyait son petit sac à dos, dans lequel on met son goûter du matin quand il va à la crèche, il demandait à le mettre. Dimanche matin, la maîtresse nous a expliqué que certains enfants avaient besoin de revenir progressivement. On pouvait le mettre seulement le matin, pour quelques heures, et augmenter progressivement dans les jours qui viennent. Connaissant déjà la réponse, j’ai quand même demandé : « et pour mon fils ? » Elle : « non, ça a l’air d’aller ». Et effectivement, il est descendu de la poussette et a monté les marches à toute vitesse pour aller jouer. Le soir quand je suis allé le chercher, j’ai demandé comment ça s’était passé. « Il a couru toute la journée ! » Ça c’était bien passé.

En ce qui me concerne, le retour à la normale veut surtout dire que je peux à nouveau travailler dans la journée. Et avec quinze jours de boulot au ralenti, j’ai une pile de choses à faire assez impressionnante. Entre les articles à écrire, les livres à lire, les comptes rendus pour mon éditeur, la bureaucratie et les courriels, les deux premiers jours ont été très longs.

Autre fait inattendu : il faut un certain temps pour se réhabituer à vivre normalement. L’être humain s’adapte à une vitesse phénoménale. Pendant quinze jours, on s’est habitué aux sirènes et à réagir au quart de tour. Et voilà que maintenant, les sirènes qu’on entend parfois (en particulier celles des ambulances) ne veulent plus dire la même chose. Il faut se réhabituer à ne pas sauter de sa chaise pour aller dans la pièce blindée à chaque fois qu’une voiture de police passe en bas de l’immeuble. Comme on habite à côté du commissariat, ça nécessite un peu de pratique.

Mais la vie reprend son cours. Hier, j’ai eu la chance de voir un faucon se poser sur le rebord de ma fenêtre. Il est resté moins d’une minute, et puis il est reparti tranquillement. Magique.

Dimanche soir, nous avons été invité par une amie Israélienne à participer à une conférence. Il y avait des intervenants extrêmement intéressants, en particulier un journaliste israélien qui habite dans un kibboutz à côté de la bande de Gaza et qui couvre le hamas, ainsi qu’un pompier d’Ashdod, l’une des villes les plus touchées par les rockets. Nous étions là pour témoigner de notre expérience en tant que nouveaux immigrants avec un enfant en bas âge. On a raconté, en deux langues et demi, à quoi ressemblait notre quotidien. Notre amie a conclu : « c’était votre première guerre, vous verrez vous vous sentirez encore plus Israéliens ! »

Bienvenue en Israël.

Un avis sur « Ma vie de civil pendant l’opération Gardiens des Murailles »

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