De l’art difficile de définir

Dans notre série sur la rectification des noms, nous nous intéressons aujourd’hui à la question du premier degré de la rectification : se mettre d’accord sur le sens des mots.

Commençons par un petit exercice auquel le lecteur voudra bien se prêter : essayons de définir le mot table.

Qu’est-ce qu’une table ? La première réponse est en général : « un meuble ». Fort bien, mais est-ce tout ? Non, c’est un meuble spécifique. En quoi est-il spécifique ? Il a quatre pieds et un plateau. Il est vrai. Mais un meuble avec quatre pieds et un plateau est-il toujours une table ? Absolument pas : un guéridon répond à cette définition, et tous les gens dont le français est la langue maternelle savent qu’un guéridon n’est pas vraiment une table. Alors qu’est-ce qui les différencie ? La taille et la fonction. La taille : un guéridon est plus petit qu’une table, la fonction : une table sert généralement à manger ou à travailler, tandis qu’un guéridon sert pour poser des choses dont on a besoin lorsqu’on est assis dans un fauteuil.

Ce qui nous amène à la définition suivante : une table est une sorte de grand meuble, comportant quatre pieds et un plateau, et qui sert à manger ou à travailler.

La définition fonctionne. Elle pourrait être questionnée sur tel ou tel point et être affinée, mais dans les grandes lignes, cela nous explique bien ce qu’est une table.

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George Orwell et la dégradation de la langue anglaise

Le travail de George Orwell sur la langue et ses manipulations par les factions fascistes est connu : tout 1984 lui est consacré. Ce qui est moins connu, c’est un petit essai intitulé Politics and the English Language, qui a été publié en 1946 dans la revue littéraire Horizon. Il contient, en germe, la théorie d’Orwell sur le langage.

Le livre est facilement disponible en Angleterre, où il est publié par Penguin sous la forme d’un petit fascicule à moins d’une livre. Mais il n’a jamais été traduit en français, et ce pour une raison assez simple : il traite spécifiquement de la langue anglais et de la manière dont, à son époque, elle était maltraitée. Ce qui nécessite, pour le lecteur français, soit une connaissance préalable de la langue, soit une série de notes de bas de pages assez indigestes.

L’argument central que Orwell développe vaut néanmoins au-delà du cas de la langue anglaise, et il est intéressant d’en rendre compte.

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Le chapeau du Rabbi de Loubavitch (2/2)

(Suite de la première partie.)

Revenons au sixième rabbi de Loubavitch et à son arrestation.

On finit par l’escorter jusqu’au véhicule qui l’attend à l’extérieur. On l’a autorisé à emporter quelques affaires avec lui, dont son livre de prière, son châle de prière ainsi que ses teffilins, deux petits boîtiers de cuir que les Juifs placent sur le bras et sur la tête au moment de la prière du matin, des accessoires religieux extrêmement précieux.

L’homme qui l’arrête lui a même promis qu’il pourrait les utiliser et que personne ne l’interrompra pendant ses prières. Il lui a également promis qu’il n’était arrêté que pour être interrogé et qu’il serait de retour dans la journée. Deux mensonges.

On l’emmène à Spalerka, la grande prison de Léningrad. Le lieu sert à emprisonner les prisonniers politiques, à les torturer et à en tuer certains. Elle rappelle, par son fonctionnement, Loubianka, l’immeuble où se trouvait la Cheka et sa prison à Moscou, dont on disait que c’était le plus haut bâtiment de la ville, parce que de ses caves, on pouvait voir la Sibérie.

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Le chapeau du Rabbi de Loubavitch (1/2)

Il y a un grand principe qui semble régir l’édition contemporaine : les livres important ne sont pas disponibles. Ou alors ils épuisés, ou disponible chez un éditeur totalement confidentiel, ou à un tirage minuscule. En tous cas, le grande public y a difficilement accès.

Un cas éclatant : les mémoires du sixième Rabbi de Loubavitch, qui récapitulent en un texte tout Kafka, tout Hannah Arendt et tout Soljenitsyne, voire plus.

L’accusé qui ne sait pas de quoi, l’absurdité, la déshumanisation, le prisonnier dont l’identité est réduite à un numéro, la bureaucratisation du mal, la dilution de la responsabilité, le fonctionnaire qui dit « on m’a dit de faire ça », les vengeances mesquines, le sadisme gratuit, le mal réduit à un spectacle, la condition métaphysique de l’enfermement, la possibilité que l’enfer existe et que ce soit en réalité notre monde, la résistance, l’importance du langage et de l’éthique de la vérité, la lutte entre le bien et le mal : la liste pourrait continuer.

Ce texte anticipe les trois pour leur analyse des systèmes totalitaires et la déshumanisation qui en résulte, mais les dépasse, car il donne en même temps le vade mecum, la manière d’un résister d’y survivre, et in fine, de les abattre.

Dans ce modeste essai, qui ne peut être qu’un pâle reflet du texte original, nous allons nous attacher à examiner une seule dimension, directement liée à notre sujet de la rectification des noms : l’éthique de la vérité.

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Héraclite au Quai d’Orsay

Analyse du film Quai d’Orsay, de Bertrand Tavernier (2013).

C’est un film sans prétention qui a reçu un accueil poli. Certains critiques vont même jusqu’à dire que le réalisateur, Bertrand Tavernier, est « passé à côté de son sujet ». Voire.

Car Quai d’Orsay fonctionne à deux niveaux. D’un côté, c’est une farce sur la vie politique française. De l’autre, c’est une méditation sur le rôle du langage dans la cité. Et les deux niveaux font mouche.

N’en déplaisent aux agrégateurs d’opinions qui lui donnent à peine 6/10, Quai d’Orsay est un film extrêmement bien fait. C’est une mise en scène du ministère des affaires étrangères au début des années 2000, à une époque où, dans la vraie vie, se préparait une nouvelle guerre en Irak.

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L’expert prophète

Dans un article précédent, nous avions démonté une stratégie argumentative utilisée pour paralyser toute conversation. Pour continuer la galerie des sophismes 2.0, ces erreurs de raisonnement qui fleurissent sur les réseaux sociaux, voyons aujourd’hui d’un peu plus près ce qu’on pourrait nommer « l’appel à l’expertise ».

La tactique est simple : attaquer l’émetteur plutôt que le message. Comment ? En disant que celui qui parle n’est pas légitime.

Quelqu’un qui émet une opinion ou une idée concernant l’Histoire se verra rétorquer qu’il n’est pas historien. Et si il est historien, qu’il n’est pas sérieux , que « tous » les historiens disent autrement.

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Le plus un fatal

Une de mes amies a, dans son hall d’entrée, un grand tableau qui doit faire cinquante par cent centimètres. C’est une œuvre non-figurative, pleine de formes géométriques et de couleurs vives, un tableau saisissant qui interpelle tous les visiteurs.

L’amie en question est très fière de deux choses. D’abord de dire que le tableau est une œuvre de son petit-fils. Ensuite d’ajouter, qu’à l’époque, il avait seulement cinq ans.

Comment un enfant de cinq ans peut produire un tableau aussi percutant et plein de vie ? La maîtresse avait donné le secret : tous les enfants peuvent faire de belles choses ; le tout est de savoir quand leur enlever le dessin des mains.

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Brume sur la démocratie

L’élection présidentielle française en cours a quelque chose de frappant : on voit une augmentation sensible de l’argument moral. Beaucoup de gens se drappent dans de grands principes et expliquent, en particulier sur les réseaux sociaux, pour qui ils refusent de voter absolument.

L’argument prend généralement la forme suivante : « le candidat X a dit Y, c’est inadmissible ; je ne voterai jamais pour lui. »

La première chose qu’on constate, c’est que ce genre d’arguments porte toujours sur les paroles du candidat, rarement sur ses actes. Dans notre monde saturé de réseaux sociaux et d’information, c’est le Tweet ou la photo Instagram qui comptent le plus.

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Proust en un an

C’est l’un des plus grands romans de tous les temps. Une oeuvre que tout le monde cite, mais que peu ont lu. Une somme qui semble aborder tous les sujets et avoir quelque chose à dire sur toutes les grandes questions de la vie humaine.

Ce livre, c’est A la Recherche du Temps perdu, de Marcel Proust.

On y parle de peinture, de musique, d’architecture, de thé, de pâtisseries, de lanternes magiques, de la famille, de la haute société parisienne, de l’affaire Dreyfus, de vacances en Normandie, de salons littéraires à Paris, et tout ça seulement dans le premier chapitre. C’est un tourbillon qui semble embrasser tous les sujets.

C’est l’un des plus grands romans de tous les temps, mais c’est également l’un des plus longs : un peu plus d’un million deux cent mille mots (1). Si on écrivait tout le livre sur une seule ligne, elle ferait plus de dix kilomètres ! (2)

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XunZi et la Rectification des Noms (2/2)

On trouve dans le livre attribué à XunZi un chapitre intitulé la Rectification des Noms. Attribué à XunZi parce que tous les ouvrages qui datent de la période des Printemps et des Automnes (781 à 476 avant notre ère) ou de la période des Royaumes Combattants (476 à 221 avant notre ère), sont en réalité souvent des compilations et non des livres qui ont été pensés dans la forme que nous avons actuellement. C’est le cas de tous les livres attribués à des écoles : le Mozi, le Chouang Tseu, le Mencius, et également le XunZi. Ce sont, à la base, des corpus de textes plus ou moins épars qui ont été compilés à la période des Han en des volumes uniques. Cela donne beaucoup de travail aux philologues qui peuvent passer des carrières à démêler les échevaux pour savoir dans quel ordre les textes ont été écrits, qui en seraient les véritables auteurs, et quelles sont les indices historiques qui permettent d’y voir plus clair.

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