Journal d’un civil (69) La porte, Hanoukah VII

Jeudi 14 décembre

Ce matin, j’ai écouté l’interview de Sabine Huynh sur Radio J, dans laquelle elle évoquait l’après 7 octobre à Tel Aviv.

La première question du journaliste m’a interpellé. Elle était toute simple, et pourtant elle a ouvert en moi une porte qui donnait sur une autre porte, qui donnait… Elle tourne dans ma tête depuis ce matin, avec les différents éléments de la réponse, et je ne sais toujours pas si j’en ai fait le tour.

La question était : qu’est-ce qui a changé depuis le sept octobre ?

Ma première réaction est que tout a changé et rien n’a changé. Tout a changé parce qu’il y a une guerre très dure qui se déroule à quarante kilomètres de chez moi, et rien n’a changé parce que ça ne nous empêche pas d’aller faire les courses et de descendre les poubelles.

Les tirs de rockets pour nous, dans le sud, n’étaient pas nouveau. Je suis arrivé à Be’er Sheva il y a trois ans et j’ai déjà vécu plusieurs cycles de conflits. J’ai appris à vivre avec les alertes, les risques et les comportements que l’on doit modifier.

Cela fait très longtemps que le sud du pays vit sous la menace du hamas. Israël s’est retiré en 2005, créant une situation où il existait de facto deux états. On a vite compris ce que ça donnait. Comment gérer le fait d’avoir un état terroriste à nos portes ? La solution proposée était ce qu’on appelait de façon sarcastique « tondre la pelouse ». Le terrorisme est comme une mauvaise herbe. On lui donne des ressources, il construit des infrastructures qui lui serviront pour commettre la terreur. C’est mécanique. S’en étonner, c’est ou mentir, ou faire la preuve de son idiotie. Alors la mauvaise herbe pousse, de temps en temps on va couper, mais ça ne change pas le fait qu’elle va vite repousser.

Alors ce qui a changé ici, à proximité de la bande Gaza, c’est la détermination des gens. Plus personne ne parle d’obtenir une trêve afin de maintenir un équilibre précaire. Tout le monde sait qu’il faut aller démanteler le hamas une bonne fois pour toute. Nous ne vivrons plus avec un groupe terroriste à nos portes. Terminé. On ne coupe plus, on déracine.

Ce qui amène à un autre changement, qui est très clair dans la région, et, je soupçonne, dans le reste du pays.

Ma femme était à un cours de yoga il y a quelques jours. Il y a des femmes de tous les styles : nées en Israël ou en diaspora, religieuses ou pas religieuses, bohèmes ou conservatrices. Pendant les exercices, la prof a dit : “faites un pas à droite”. Quelqu’un a répondu : “isn’t it what we all did?!”

Les rires qui ont suivi étaient la signature de la vérité. Le 8 octobre, quelle que soit l’orientation politique initiale, nous sommes beaucoup, dans la région, à avoir fait un pas à droite. L’extrême gauche est devenue la gauche, la gauche, le centre, la droite, l’extrême droite, et tout cela avec toutes les nuances possibles. Beaucoup de mes amis diraient : mais pas du tout, qu’est-ce que tu vas imaginer ? Pourtant, il y a certaines choses que les gens disent aujourd’hui, qu’ils n’auraient jamais dit il y a trois mois. Rien de grave ou de révolutionnaire, mais des marqueurs qui montrent que les perspectives politiques ont évolué.

A ce sujet, il faut noter que la politique israélienne est très difficile à comprendre pour les gens qui habitent en dehors. Chaque pays a du mal à la comprendre pour des raisons qui lui sont propres : les gens plaquent (et c’est bien naturel) les catégories politiques de leur propre pays sur un système fort différent. On sait déjà, à ce jeu, que les Français ont beaucoup de mal à comprendre le système politique américain, alors qu’il est relativement proche. A plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un système du Moyen Orient, dans une région où les présupposés culturels sont souvent très différents.

Même ceux qui la suivent de près ont souvent un petit élément qui manque. Lequel ? L’expérience directe. En anglais on dit « there is no atheist in a foxhole » (il n’y a pas d’athée dans une tranchée). De la même manière, beaucoup de personnes ont réévalué certaines de leurs opinions alors que les jours défilaient après le sept octobre, alors que le bilan s’alourdissait d’heures en heures et que des milliers de missiles s’abattaient sur le pays.

Je reviens à la question initiale : qu’est-ce qui a changé ?

Tout a changé et rien n’a changé. En ce qui me concerne, mon angle d’écriture a changé. Mais je n’en ai vraiment pris conscience qu’un peu plus tard dans la journée.

Dans l’après-midi, nous avons fait une séance photo. L’une des associations à laquelle nous participons avait organisé un événement pour ses membres : une session de vingt minutes pour que les familles puissent faire de belles photos.

Le matin, tout le monde s’est préparé. Coupe de cheveux pour les enfants, sélection des vêtements afin qu’ils soient assortis et solide déjeuner pour que tout le monde soit de bonne humeur. Vers midi, direction l’un des quartiers sud de la ville, où se trouve un parc gigantesque dans lequel on n’avait jamais eu l’occasion d’aller.

La photographe est originaire de Chicago. Elle nous raconte qu’elle a habité Be’er Sheva lorsqu’elle a fait son alyah, en 1985. Elle dit : j’étais dans le quartier untel (le nôtre), j’habitais rue machin (à deux minutes de notre appartement), et il y avait un tout petit parc, est-ce qu’il y est toujours ? On rit : bien sûr qu’il y est toujours, il est en face de chez nous !

On passe les quarante minutes suivantes à prendre la pause. Les enfants courent dans tous les sens, mais la photographe est formidable. Elle met une ambiance géniale. Elle me demande ce que je fais dans la vie. Je lui dis que je suis écrivain. Elle me demande : essais (non-fiction) ou fiction ? Je réponds : d’habitude, fiction, mais essais de plus en plus. Depuis de 7 octobre d’obscurité, la fiction est éclipsée.

Et c’est là que je prends vraiment conscience de ce qui a changé dans mon écriture. Tout un pan s’est arrêté, comme figé par le fracas de l’Histoire.

Mais les histoires me manquent : inventer est une autre manière de digérer le réel. Depuis le 7 octobre, tous mes projets sont à l’arrêt.

Or ce matin, dans l’interview que j’ai écoutée, Sabine Huynh dit qu’elle a commencé à écrire un nouveau roman, lié au sept octobre.

Et voilà qu’une autre porte s’est ouverte. Peut-être qu’effectivement il me faut commencer à écrire sur le 7 octobre. Peut-être qu’il ne faut pas attendre d’avoir absorbé le choc : peut-être que l’écriture est ce ressort qui permet de l’amortir ?

Cela fait des années que j’ai un projet de roman très spécifique, une idée qui tourne dans un coin de ma tête, et sur laquelle j’ai commencé à prendre quelques notes. L’histoire se passe en 2005, pendant le retrait d’Israël de la bande de Gaza. L’événement m’intéresse depuis longtemps, parce que je le voyais comme un moment charnière dans l’histoire contemporaine du pays.

Comme je ne l’ai pas vécu depuis Israël, j’ai essayé de trouver des sources primaires sur le sujet. Et c’est beaucoup plus difficile que ce que j’imaginais. En 2005, Internet n’était pas arrivé à maturité et les archives ne sont pas nombreuses. J’avais l’intention d’interviewer des gens qui ont vécu l’événement, afin d’avoir de la matière pour ensuite alimenter l’histoire dont j’ai les grandes lignes.

Peut-être que le projet doit grandir et intégrer le sept octobre. Ou au contraire lui servir de prologue. En tous cas, il va peut-être être temps de m’y replonger. Après tout, si les écrivains n’écrivent pas quand l’Histoire se met en branle, à quoi bon ?

Une nouvelle porte est ouverte. J’espère qu’il y a une mezouzah sur son chambranle pour me guider.

Fin du 69ème jour, 14 décembre 2023, 2 tevey 5784.

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L’interview de @SabineHuynh sur Radio J : https://www.radioj.fr/podcasts/l-invite-de-la-redaction-42/sabine-huynh-l-invitee-de-nicolas-rafal-du-14-12-23-1233/