Journal d’un civil (70) La dialectique, Hanoukah VIII

15 décembre 2023

Hier soir nous avons allumé les dernières bougies de Hanoukah, la huitième selon la coutume suivie par les Juifs du monde entier. Selon l’école de Hillel, on commence par une bougie le premier soir et on en allume une de plus chaque jour : ainsi la lumière grandit de jour en jour. Mais l’école de Shamaï, qui était souvent en désaccord, pense l’inverse : il faut commencer avec huit bougies, et en allumer une de moins chaque soir. Le dernier jour, le huitième, on se retrouve donc avec une seule lumière : on termine en revenant à l’unité, qui est l’un des fondements de notre tradition.

Dans le kibboutz où j’ai fait mon intégration, au fin fond du désert de l’Arava, sur la route qui mène à Eilat, les habitants allument les deux. Tous les soirs, les gens se rassemblent pour l’allumage, et ils disposent côte à côte la hanoukiah selon l’école d’Hillel et la hanoukiah selon l’école de Shamaï. C’est l’occasion de poser un petit problème mathématique aux enfants : y a-t-il un soir où les deux auront exactement le même nombre de bougies ? Si oui, lequel et si non, pourquoi ? Et c’est également l’occasion de contempler pendant quelques minutes à quoi ressemble une vraie dialectique : réussir à faire coexister deux opinions apparemment contradictoires, parce que les deux ont un message à transmettre, parce que les deux ont une valeur en soi.

Hier soir, donc, nous avons allumé la hanoukiah pour la dernière fois cette année, et la lumière des huit bougies, la lumière de ce chandelier qui était enfin complet, nous a réchauffé le cœur.

Les enfants sont allés se coucher vers sept heures, et la baby-sitter est arrivée. Pour la première fois depuis longtemps, ma femme et moi sommes sortis en amoureux !

Ce soir nous avons décidé d’aller au katar (en hébreu : “la locomotive”). Il s’agit de l’ancienne gare ottomane, qui est désaffectée depuis des années, et qui a été transformée en petit centre de restaurants. Il y a un café, qui vend des pâtisseries délicieuses et du fromage de la région, et quelques petits camions, qui vendent des plats spécifiques. Jus de fruits, hot dogs, pizzas, sushis : il suffit de regarder ce qu’il a là pour savoir quelle est la demande du moment.

Ce soir, on choisit les hot dogs. Petite nostalgie de nos époque new yorkaise, où on allait à Cooney Island.

La particularité du hot dog local ? Si on prend bœuf, c’est une merguez bien épicée. J’ai pris bœuf et poulet, pour équilibrer la saucisse industrielle et la saucisse artisanale.

On demande des sauces. Le restaurateur, qui a la vingtaine, nous explique que d’habitude tout est fait maison, mais qu’avec les milouim, il n’a pas le temps. Et ayant dit cela, après nous avoir servi, il part, le fusil en bandoulière, et laisse son second s’occuper de nos frites.

Quand tout est prêt, on prend notre nourriture et nos bières et on va dans la salle de restaurant, qui a été aménagée dans un vieux wagon. On se croirait dans un diner américain, mais Moyen Orient oblige, il y a un chat dans un coin qui nous observe. Il espère probablement un peu de saucisse : il aura quelques frites.

Un peu plus tard dans la soirée, nous nous promenons dans la ville. Il y a quelques petits quartiers de Be’er Sheva qui ne payent pas de mine. Ce sont des petites maisons basses, ramassées sur elles-mêmes, qui sont construites collées les unes aux autres autour de petites ruelles. Elles paraissent souvent vétustes vues de l’extérieur. Ici, on a installé de la taule ondulée sur une petite cour pour gagner une pièce supplémentaire. Là, les câbles courent le long du mur, en vrac, sans que personne ne s’inquiète de ce qu’il peut leur arriver. Plus loin, les bouteilles de gaz sont installées dans la rue pour gagner un peu place.

Mais ces petites ruelles sont charmantes. Les gens installent des pots de fleur et de petits arbustes, contre le mur devant chez eux. Pour peu, on se croirait à Tokyo.

Pendant les huit jours de Hanoukah, les chandeliers sont placés à l’extérieur, bien à l’abris dans des caissons de verre. Le dernier soir, lorsque les huit bougies sont allumées, l’effet est saisissant. Les ruelles sont sombres. Seules vacillent les petites lumières de la fête, qui indiquent le chemin comme autant de lucioles suspendues en lignes droites.

Ce soir, je pense à tous les Juifs de diaspora, et aux endroits du monde où allumer une hanoukiah de cette manière est difficile, voire impensable. Ici, c’est à nouveau une évidence.

Vendredi matin, premier jour du week-end israélien.

J’emmène mon fils au parc. On y passe la matinée. Il fait de la trottinette, il court avec les autres enfants, il mange des beignets qu’on a achetés à la boulangerie. Vers midi, on déjeune, et puis c’est l’heure de la sieste et du moment calme.

Le reste de l’après-midi est consacré à préparer shabbat, qui commence tôt, mais un peu moins tôt que la semaine dernière. Aujourd’hui on a passé le point de l’année où le calendrier s’inverse : shabbat commencera de plus en plus en tard, jusqu’à cet été. J’écris également un peu afin de ne pas prendre de retard dans mon journal.

Un peu plus tard, je vois une question intéressante sur X/Twitter :

What is the purpose of Judaism?
Would love to hear your formulations.

La question m’interpelle. Elle est amusante. Comment dire ça en quelques mots seulement ? Après un peu de réflexion, je poste ma réponse :

It probably needs to be refined, but how about:
“Judaism is the religion of the Jewish people; its aim is to transform the world as it is into what it should be. The instruction was given by the Creator of the world to the Jewish people, who has kept this tradition alive since then. It is available to anyone who is interested in participating in the process. We are currently towards the end of the process. Whether it takes days, years or decades, depends on all of us.”

La réponse est probablement partiale et tout à fait subjective, mais c’est le mieux que je peux faire en quelques minutes. Et sur ce, je me déconnecte. Il est l’heure d’allumer les bougies et de prendre un peu de repos. Shabbat shalom. – Fin du 70èmejour, 8ème et dernier jour de Hannoukah, 15 décembre 2023, 3 kislev 5784.