Journal d’un civil (66) Hanoukah IV

11 décembre

J’ai peur de m’habituer. J’ai peur de m’habituer à la guerre, j’ai peur de m’habituer aux rockets, j’ai peur de m’habituer aux chiffres.

Tous les matins je reçois un long compte-rendu de la veille, écrit par une de nos amies.

Aujourd’hui le message commençait ainsi :

    « 138 personnes retenues en captivité à Gaza.
    110 otages libérés.
    4 corps d’otages sauvés.
    Plus de 1 200 Israéliens assassinés.
    98 soldats tombés depuis l’entrée à Gaza. [note : au moment où j’écris ceci, le 11 à 15h00, ils sont désormais 104].
    7 771 blessés
    11 500 roquettes tirées sur Israël.
    187 533 Israéliens déplacés de leur domicile.
    1 nation juive unie dans la prière, la charité et les bonnes actions. »

    J’ai peur de m’habituer et je crains d’atteindre le moment où les chiffres ne voudraient plus rien dire. Où je passerais dessus comme si c’était de l’histoire ancienne. Alors que ces 138 otages sont 138 personnes différentes, chacune avec son histoire, sa famille, et son monde bouleversé depuis soixante-six jours que dure la guerre à Gaza.

    De la même manière, je crains d’oublier les soldats tombés au champ d’honneur. Chacun parti défendre son pays, chacun parti pour nous défendre, chacun parti pour nous rendre justice, et chacun tombé trop tôt.

    Je redoute le jour où un nom supplémentaire ne serait qu’un nom sans signification. J’essaye de regarder leurs visages, de lire leur nom, et de lire leur histoire lorsque c’est possible.

    Ce matin, un de mes amis sur X/Twitter a partagé la lettre qu’un des soldats avait écrit avant de partir. Cela fait partie des procédures : avant de partir au combat, les soldats écrivent une lettre à leurs proches, qui leur serait remise si jamais ils ne rentraient pas. Les astronautes font de même. Cela fait partie du processus pour se mettre dans le bon état d’esprit. D’autres organisations font rédiger un testament à leurs membres. Memento mori.

    Certaines lettres sont partagées dans les médias. Celle-ci mérite d’être publiée dans son entièreté.

    Elle a été écrite par Ben Zussman, sergent première classe, réserviste.

    « Je vous écris ce message en route vers la base. Si vous lisez ceci, quelque chose a dû m’arriver.

    Comme vous me connaissez, il n’y a probablement personne de plus heureux que moi en ce moment. Ce n’était pas seulement que j’étais sur le point de réaliser mon rêve bientôt. Je suis heureux et reconnaissant d’avoir le privilège de protéger notre beau pays et le peuple d’Israël.

    Même si quelque chose m’arrive, je ne t’autorise pas à sombrer dans la tristesse. J’ai eu le privilège de réaliser mon rêve et mon destin et vous pouvez être sûr que je vous regarde avec un immense sourire. Je vais probablement m’asseoir à côté de mon grand-père et nous comblerons certaines lacunes, chacun racontera ses expériences et ce qui a changé entre les guerres. Peut-être qu’on parlera aussi un peu de politique, lui demandera ce qu’il en pense.

    Si Dieu préserve vous devez vous asseoir Shiva (יושבים שבעה),

    Alors faites-en une semaine pleine d’amis, de famille et de plaisir !

    Apportez de la nourriture, de la viande, des bières, des friandises, du thé et, bien sûr, les biscuits de ma mère !

    Blaguez et racontez des histoires, rencontrez tous mes autres amis que vous n’avez pas encore rencontrés.

    Je vous envierai ! J’aurais aimé les rejoindre et les voir tous.

    Autre point très très important :

    Si Dieu préserve, je tombe entre les mains de l’ennemi, vivant ou mort :

    Je NE donne absolument PAS ma permission de négocier un accord pour me libérer.

    JE NE vous permets PAS de nuire ne serait-ce qu’à un seul soldat ou citoyen à la suite d’un accord d’échange.

    Je ne vous autorise PAS à mener une campagne médiatique ou quoi que ce soit de ce genre pour ma libération.

    Je ne permets à aucun terroriste d’être libéré pour moi, sous quelque forme que ce soit.

    Ne brisez pas mes paroles.

    S’il vous plaît.

    Permettez-moi de le dire encore,

    J’ai quitté ma maison sans même avoir été appelé comme réserviste.

    Je suis plein de fierté et de détermination.

    J’ai toujours dit que si je dois mourir, je veux que ce soit pour la défense des autres et pour mon pays.

    « Jérusalem, j’ai placé des gardes sur les murs »,

    Un jour, je serai l’un d’eux. »

    — Ben Zussman »

    Tombé le 20 kislev 5784 (le 3 décembre), à l’âge de 22 ans. Ses funérailles ont eu lieu le lendemain au cimetière national, sur le Mont Herzl, à Jérusalem.

    Puisse sa mémoire être une bénédiction. Puissions-nous ne pas nous habituer et continuer à voir non pas des chiffres, des noms ou des événements, mais des personnes, des individus que nous ne connaissions pas et dont le destin se trouve désormais intimement lié au nôtre.

    Il reste cent trente huit otages à Gaza. Et aujourd’hui on apprend l’une des choses qui se seraient dites durant le fameux entretien de cinquante minutes qui a eu lieu entre le premier ministre et Vladimir Poutine. Les Russes font désormais pressions sur le hamas pour qu’ils relâchent les otages. L’article du Jerusalem Post note qu’il n’est pas clair s’il s’agit des otages de nationalité russe ou si il s’agit de l’ensemble des otages. Mais voilà qu’un nouvel acteur qui pèse au Moyen Orient s’implique. Dont acte.

    Ce soir, nous avons allumé la cinquième bougie de Hanoukah. Nous sommes allés dans notre ancien quartier, entre deux immeubles d’une résidence un peu huppée. Une amie de ma femme a organisé un petit événement. On allume les bougies dans la fraîcheur du soir, et on est rentré à la maison pour allumer les nôtres.

    Les enfants sont fatigués, c’est bientôt l’heure d’aller se coucher. On bénéficierait tous d’une bonne nuit de sommeil. – Fin de la 66èmejournée, 11 décembre 2023, 28 kislev 5784.