Journal d’un civil (65) Hanoukah III

Dimanche 10 décembre

Hier soir, shabbat s’est encore terminé tôt. A peine dix-sept heures quinze et c’était déjà l’heure de la havdalah, la brève cérémonie qui sépare shabbat du premier jour de la semaine. Nous avons ensuite allumé les bougies de Hanoukah, distribué un petit cadeau à chacun, et ça y est, le week-end touche à sa fin.

Comme il est encore tôt, on peut regarder un film en famille. Ce soir, le choix s’est porté sur Harry Potter, premier opus, que mon fils découvre pour la première fois. Il a les yeux grands ouverts, il ne manque pas une miette. Il se serre contre moi pendant les quelques scènes un peu impressionnantes, mais il est captivé. Je pense qu’on peut dire sans crainte qu’il va être la troisième génération d’amateur.

Tout le monde suit avec attention, mais tout le monde parle quand même. Hanoukah oblige, ma femme a choisi un angle juif : les Weasley ? Une famille Chabad.

Mon fils penche plutôt pour l’intertextualité filmique : le troll qui attaque Hermione ? Le papa de Shrek.

Et pour ma part, j’essaye de creuser les points qui m’avaient échappé jusque-là, en particulier la biographie des personnages de troisième plan, qui, dans cet univers sont toujours développées. J. K. Rowling a réussi à faire une histoire intéressante et un univers palpitant. Dans les œuvres d’imagination, les deux ne vont pas toujours de pair.

Vers la fin, mon fils pose la question qui éblouit tout le monde : mais quand est-ce qu’ils vont récupérer la grenouille en chocolat qui a sauté par la fenêtre du train au début du film ? Très bonne question. Ça pourrait être le sujet d’un film parallèle entier. (Note : proposer le concept à J. K. Rowling).

Une fois que tout le monde est au lit, je vais écrire. Ce soir je suis fatigué, je n’ai pas le temps de vraiment regarder ce qu’il s’est passé dans la journée.

Dimanche matin. La nuit a encore été agitée. J’ignore lorsque je pourrai à nouveau dormir normalement. Encore beaucoup de bruit, encore les enfants qui se réveillent à des heures indues. Je me lève à cinq heures et je commence à préparer les petits déjeuners. Chocolat au lait pour l’un, café pour l’autre. La journée commence doucement. Je profite du calme pour lire les nouvelles. Voilà quelques-uns des faits que je découvre :

  • Samedi, des bases américaines en Syrie et en Irak ont été attaquées onze fois, y compris l’ambassade américain à Bagdad. Plus grosse escalade depuis le début de la guerre : comment vont réagir les USA ?
  • Le conseil de sécurité de l’ONU a voté, sur proposition du secrétaire général (une procédure rare qu’il n’avait pas trouvé bon de déclencher jusque-là). Les USA ont posé leur véto, et le hamas a publié un communiqué dans la foulée pour condamner cela. Ils sont très mal.
  • La population du sud de la bande de Gaza est à bout. La nourriture qui leur est destinée et qui est acheminée par les convois humanitaires qui viennent d’Egypte, arrive rarement aux Gazaouis de base. On voit des images de camions pris d’assaut. Une vieille dame, qui, visiblement n’a plus rien à perdre, explique à la personne qui lui tend le micro que toute la nourriture part « en bas ». Elle veut dire qu’elle est accaparée par les combattants du hamas qui se terrent dans les tunnels. La personne qui l’interviewe essaye de lui faire corriger le langage, mais elle insiste.
  • Le premier ministre a eu le président américain au téléphone et lui a fait savoir que les opérations à Khan Younis pourraient durer encore trois à quatre semaines.
  • Et le premier ministre a également eu Vladimir Poutine au téléphone pendant cinquante minutes. Les relations entre les deux pays sont complexes, et avec Poutine c’est un peu comme avec les Américains : on n’est jamais tout à fait sûr de ce qu’il faut comprendre. Ce qui est clair, c’est qu’au moins un dixième de la population israélienne est russophone, souvent d’origine russe, et que les Russes considèrent que pour cette raison, ce qu’il se passe en Israël les concerne. Mais les Russes, reprenant certains clivages de la guerre froide, sont du côté non-occidental : Chine et Iran. Ils contrôlent également une partie de la Syrie, dont ils soutiennent le président. D’où l’importance pour Israël de s’entendre avec eux. Bref, c’est un gros bazar.
    Alors Netanyahou a critiqué la Russie pour ses positions anti-israéliennes, et Poutine a critiqué la situation humanitaire catastrophique à Gaza. Mais on peut imaginer sans peine que ça n’a été que pendant les trente ou quarante premières secondes de l’entretien. Que se sont-ils dit réellement ensuite pendant les quarante-neuf minutes qui ont suivi ?
  • Beaucoup de soldats du hamas se rendent. Apparemment, un des hommes a donné la raison suivante : il n’avait plus de contact avec les commandants, ils ne savaient pas quoi faire.
  • L’information recoupe une autre qui dit que les principaux dirigeants du hamas sont dans les profondeurs de Gaza, complétement coupés du haut, et qu’ils ne perçoivent pas l’ampleur de la raclée qu’ils sont en train de prendre.
  • Beaucoup de polémiques autour de photos où l’on voit des hommes en caleçons fait prisonnier. Peu de contexte, on a du mal à savoir exactement de quoi il s’agit. Le fait qu’on leur demande de se rendre en caleçon est d’abord une question sécuritaire : vérifier qu’ils ne portent ni ceinture d’explosif ni couteau. Mais les images servent également sur les réseaux sociaux du Moyen Orient : voir les soldats du hamas dans cet état contribue à casser le mythe qui entoure l’organisation.
    Et pour Israël c’est un élément essentiel. Jusque-là, le hamas finissait toutes les phases de guerre par une action qui leur permettait de faire passer le message : on a gagné. Ils récoltaient de l’argent, ils remotivaient les troupes et la population, et on repartait pour un tour.
    Israël se bat contre des hommes, contre une organisation, mais également contre une idée, et contre ce qu’on appelle désormais un “narratif”. Les médias occidentaux se focalisent sur la sauce qu’on leur sert, un message qui a été taillé spécialement pour eux et qui joue sur tous les codes de la gauche occidentale et sur tous les ressorts antisémites habituels. Mais dès qu’on consulte les sites et les réseaux en langue arabe, on voit que les histoires présentées sont très différentes. En VO, ces messieurs font moins de ronds de jambes, et disent clairement les choses. D’où l’importance pour Israël de mener également la guerre sur ce front-là. Les images en question ont énormément circulé sur les réseaux en langue arabe et le message est clair.
    Et force et de constater, d’après les informations dont on dispose, que les discours à Gaza sont en train de changer. La population est en train de lâcher le hamas et elle ose le dire de plus en plus, mais elle est aussi en train de se distancier des Palestiniens de Cisjordanie. Le fossé qui les sépare est en train de se creuser.
  • Les élections en Egypte ont commencé et vont durer trois jours. Trois candidats face au président actuel.

Vers midi, on déjeune, et cet après-midi on fait quelques courses. Je dois aller à la teinturerie porter du linge et acheter du lait au supermarché. Ma femme appelle une de ses tantes au téléphone, et, vers quatre heures, on part à l’activité de Hannoukah du jour. Le groupe d’Américains de Be’er Sheva dont on fait partie a organisé une après-midi pour les enfants : pizzas et jeux de constructions. La salle des fêtes est pleine d’enfants entre quatre et sept ans qui courent après les ballons gonflés à l’hélium. Je repère un canapé dans le fond, et je m’installe là tranquillement. Ma fille n’a pas trop envie de participer, elle reste avec moi une partie de la fête pour manger ses parts de pizza.

Je croise un copain que je n’ai pas vu depuis longtemps. Il est professeur de physique à l’université de Be’er Sheva, et envoie ses doctorants faire des expériences dans l’accélérateur de particules du CERN. Il y a eu tout un drame ces derniers mois parce que l’accélérateur était en panne, et donc en réparation, et que le calendrier des expériences, prévu des années à l’avance, était décalé.

L’université n’a toujours pas repris. La rentrée a déjà été décalée deux fois, et il y a quelques jours on a annoncé un nouveau décalage. Cette fois ce serait le 31 décembre. D’après l’ami en question, cette fois c’est la bonne. Sur quoi se base-t-il pour dire ça ? Avant, on leur avait dit « ça reprendra au plus tôt le x », cette fois on leur a dit « ça reprendra le x ». La nuance est talmudique, mais dans le langage administratif universitaire, ça veut dire quelque chose.

D’autant qu’on imagine mal comment le semestre pourrait être décalé encore plus longtemps. Passé le mois de janvier, il serait plus rapide de l’annuler.

Vers six heures on rentre à la maison. On prépare les bougies, et on allume la quatrième. Déjà la moitié de la fête ! – Fin de la 65ème journée, 10 décembre 2023, 17 kislev 5784.