Journal d’un civil (111) Le nouvel an des arbres


Jeudi 25 janvier.

Aujourd’hui, ma femme part faire un atelier photo à Jérusalem. Cela fait des semaines qu’elle en rêve, et, depuis qu’on s’y était inscrit, le format a eu le temps de changer plusieurs fois. A la base, c’était censé être un petit voyage en bus dans une réserve naturelle : au final, ça sera une promenade dans un quartier de la capitale.

Il y aura un guide et une photographe professionnelle, qu’on avait rencontré il y a quelques semaines pour une séance photo en famille mémorable. L’idée est d’étudier une technique, de se promener et de profiter d’un lieu hautement photogénique pour pratiquer.

Levés aux aurores, et préparation immédiate de toute la famille. Car lorsqu’un des parents doit se déplacer dans le centre, c’est tout une affaire d’état.

Le parent qui reste doit s’occuper des deux enfants pendant toute la journée, ce qui nécessite quelques réglages. Est-ce que le plateau repas est prêt ? Est-ce que les vêtements sont adéquats ? Est-ce qu’on doit mettre quelque chose de particulier dans le cartable ? Est-ce que quelqu’un a encore de la fièvre ?

Jérusalem n’est qu’à soixante-dix kilomètres de chez nous, mais, parfois, on a l’impression que c’est bien plus loin. Le mauvais côté, c’est qu’on doit prendre le bus pour s’y rendre, et que c’est un tortillard sans fin qui me cause la nausée pratiquement à chaque fois. Et pas une nausée littéraire à la Sartre, une vraie nausée de mal des transports.

Le bon côté, c’est qu’en moins de deux heures, on a un dépaysement garanti. On monte à la capitale, on fait le plein de livres, on en prend plein les yeux tellement c’est beau, et on repart en se disant qu’on ne pourrait probablement pas y vivre, tant on trouve ça animé. Venant d’un couple qui a vécu à New York et à Paris, c’est tendrement ironique, mais en ce moment j’aspire à une vie tranquille à la campagne, et guère plus.

La seule chose qui me manque vraiment dans ma vie provinciale au milieu du désert, ce sont les librairies d’occasion avec des livres en français ou en anglais. Elles sont nombreuses à Jérusalem, et il y en a une en particulier à laquelle je vais systématiquement. Cette fois, je délègue ma femme, à qui j’ai montré, dans notre bibliothèque, le type de livres que je cherche.

Une fois sur place, elle prend des photos et m’envoie une douzaine de clichés, que je m’empresse de scruter. Qu’y a-t-il qui serait intéressant ? Les prix sont assez élevés, il ne s’agit pas de prendre au hasard.

Et ça ne manque pas : je vois quelques titres qui manquent à ma bibliothèque. En particulier une vieille BD franco-belge dont j’aimerais savoir comment elle s’est retrouvée un jour à Jérusalem, numéro isolé d’une série aujourd’hui totalement oubliée (et pourtant excellente : les petits hommes). Et, surprise, en rentrant, ma femme me dit qu’elle en a pris d’autres que je n’avais pas demandé. Merveille !

La journée est longue, et je sens un mal de tête qui monte d’heure en heure. Cela fait très longtemps que je n’avais pas ressenti cela. Ma femme me dit qu’elle ressent la même chose. Il lui arrive d’avoir de très fortes migraines : si elle est gênée par cela, c’est que ça doit être particulier. Je lui demande, à moitié en riant, si elle pense qu’il va y avoir un tremblement de terre ou un orage. Elle rit poliment, mais elle dit non, c’est le virus qui continue.

Elle a raison, bien sûr. Je suis extrêmement fatigué, j’ai l’impression de peser une tonne, et je suis frigorifié. On remet le chauffage, et je bois une grande tasse de tisane.

Aujourd’hui, nous sommes le 15 du mois de shevat : c’est censé être le début du printemps. Le ciel était bleu, certes, mais le soleil n’était pas très efficace.

Mais le quinze du mois de shévat, en hébreu « tou bishevat », c’est également une fête, que l’on qualifie en général de « mineure », mais qui est devenue très populaire en Israël.

A l’origine c’était une sorte de nouvel an fiscal agricole. Il y a plusieurs commandements qui tournent autour des arbres : par exemple on ne peut pas consommer des fruits d’un arbre pendant les trois premières années, ou bien il faut prélever la dîme sur les fruits. Ce qui présuppose qu’il y ait un calendrier, sur lequel on se cale pour dire « à partir de là, comptez un an de plus ».

Après la destruction du temple, la vie agricole n’était plus au cœur de la vie de la nation. La date est devenue relativement peu importante. Elle a été revitalisée en deux temps. D’abord par les kabbalistes de Safed, au XVIème siècle, qui ont donné une dimension symbolique à ce moment où les premières fleurs commencent à apparaître. Ensuite par les groupes sionistes à la fin du XIXème siècle, qui ont lancé l’idée de planter des arbres afin de commencer à relancer l’agriculture.

Le programme de ces quinze derniers jours à l’école de mon fils tourne autour de tou bishevat et de la nature. La dimension pédagogique de la fête est riche. Ils ont appris des chansons sur les fruits et les légumes, lu des histoires sur les arbres, et fait tout un tas d’activités dans un petit jardin où ils ont planté des légumes.

Aujourd’hui, mon fils est même revenu avec un gobelet en carton qui contient de la terre et un sachet de graines : l’agriculture jusque dans la cuisine.

La coutume principale consiste à préparer un repas particulier, dans lequel on mange des fruits de différents arbres. Combien ? Ça dépend des traditions, mais la plus courante consiste à manger les sept espèces qui, dans la bible, sont typiques de la terre d’Israël : le blé, l’orge, les raisins, les figues, les grenades, les olives et les dates. On boit également quatre coupes de vin, et on lit un petit livre, qui raconte des histoires d’arbres et de fruits.

Mais cette année, je n’ai pas le courage de m’en occuper, d’autant que j’ai toujours l’estomac en vrac. Il est dix-neuf heure trente, les enfants dorment, ma femme est en réunion.

J’ai le choix entre lire les informations ou aller m’allonger avec un livre.

Le choix est vite fait.

A demain.

Fin du 111ème jour, 25 janvier 2024, 15 shevat 5784.