Journal d’un civil (110) Le kiné

Mercredi 24 janvier

Ce matin, j’ai prévu deux heures pour planifier un peu mon travail. Deux heures, c’est très ambitieux, mais j’ai au moins un peu de temps, au calme, pour arriver à mettre au propre ce qui trotte un peu dans ma tête.

Je ne sais pas par quel bout prendre le problème. Comment arriver à faire ce que j’aimerais pouvoir faire alors que le monde vacille autour de nous ?

Je fais une liste de tous les projets que j’ai en tête, et je sais déjà que ce n’est pas la bonne approche. Il est impossible que j’arrive à en faire la moitié étant donné le temps dont je dispose et la manière dont mon esprit fonctionne depuis quelques mois. Sans repos, sans répit, sans le minimum de sérénité qui est normalement le préalable à l’acte créateur.

Ça fait à peine quelques dizaines de minutes que j’ai commencé que je suis déjà interrompu par un coup de fil. Je jette un coup d’œil à l’écran : c’est un numéro israélien, un de ces numéros qui proviennent en général d’un service médical. On a tellement de demandes en cours que je décroche : je ne peux pas me permettre de perdre un rendez-vous.

Et effectivement, à l’autre bout, on me demande : “vous avez un rendez-vous avec un kiné en février ?”

Je mets un instant à répondre. J’ai compris ce qu’on m’a dit, mais la dernière fois que j’avais vérifié dans mon appli, le rendez-vous avait été annulé sans qu’on me prévienne. C’était il y a quelques jours, et, depuis, j’avais plus ou moins renoncé à recommencer le cirque nécessaire pour obtenir un nouveau rendez-vous, probablement dans trois mois.

Je tente quand même : oui ?
– Le médecin ne pourra pas vous recevoir.
– Ah.
– Il fait ses jours de réserve.
– Ah.
– Mais je peux vous proposer un autre rendez-vous.
– Ah ?
– Aujourd’hui, à une heure.

Je saute dessus. La session de travail sera écourtée, mais mon dos lui en saura gré.

Vers onze heure petite collation (j’ai toujours l’estomac en vrac, je n’arrive pas à faire de repas normaux), puis départ pour le lieu du rendez-vous. Arrivée une demi-heure plus tard. J’en profite pour faire deux trois courses dans les magasins environnant, et, vers midi quarante, je me présente au centre médical.

Il se situe dans une tour, une de ces tours de bureaux qui ressemble à n’importe quelle autre tour de bureau, n’importe où ailleurs dans le monde. A l’entrée, un comptoir, avec un concierge et, derrière lui, des listes de noms et d’étages. Pour le cabinet Levi, deuxième étage, pour les assurances Cohen, troisième. Et pour les kinés, quatrième.

Je presse le numéro de l’étage sur le petit ordinateur qui se trouve à côté des ascenseurs. Dans cet immeuble, les ascenseurs n’ont pas de boutons. On passe commande, et l’ordinateur nous dit quel ascenseur prendre. Il est censé organiser le trafic au mieux. Voire. Il me semble qu’on passe beaucoup de temps à attendre l’ascenseur.

Arrivé au quatrième, on ne peut pas louper l’entrée : ça dit « KINESITHERAPIE » en lettres de cinquante centimètres de haut.

Je rentre, je passe ma carte dans la machine, et je reçois un ticket avec mon numéro. Le ticket précise : « signalez à votre kiné si vous souffrez de diabète ».

Je suis en avance ; j’attends un peu. Les numéros défilent sur l’écran. Certains sont appelés par une voix synthétique, mais il arrive que d’autres apparaissent quelques secondes et disparaissent aussitôt. Il faut être très attentif si on ne veut pas louper son tour.

J’appelle ma femme pour lui donner des nouvelles, et voilà qu’au bout de vingt secondes de conversation, je vois passer mon numéro sur l’écran qui est en face de moi.

J’ai à peine le temps de raccrocher ; je me précipite. Ca dit « zone b ». Je demande au secrétariat : c’est où la zone b ? On me montre une porte. Je passe un sas, et j’entre dans une grande salle, qui ressemble à une salle de sport. Il y a des vélos, des barres parallèles pour se tenir lorsqu’on marche, et tout un tas d’autres instruments de torture que j’ai du mal à identifier. Il y a également une demi-douzaine de personnes, dont une kiné, qui travaille avec un patient enchaîné à des élastiques. Je patiente un peu et je lui donne mon ticket.

Elle regarde, elle dit “ah mais pas c’est pas du tout ici”. Elle m’explique que d’abord il faut que j’aille de l’autre côté, que ma kiné est en général dans la pièce 13 ou 14.

Je re-traverse la salle d’attente, je pousse la porte suivante, et là, je tombe dans ce qui ressemble à un service d’urgence. Une immense pièce, divisée en petites zones grâce à des rideaux qu’on tire. Je croise une infirmière qui demande si j’ai vu Rina. Je dis : c’est pas moi. Ça la fait marrer (Rina est un prénom féminin) et elle dit je vois bien que c’est pas toi, mais est-ce que tu l’as vue ? Non. J’en profite pour lui donner mon ticket, elle regarde, elle s’adresse à une autre kiné qui passait par là : c’est pour toi.

Enfin, après des mois et des mois d’attente, le rendez-vous se précise.

Ma kiné me fait entrer dans la petite zone où elle officie, prend ma carte d’assuré, et commence à me demander (en hébreu) pour quoi je viens. Je lui demande si elle parle anglais : quand il s’agit de problèmes médicaux, mon vocabulaire est meilleur et je préfère être certain de ce qu’on se dit. Elle répond : pas du tout. Que hébreu.

Alors je lui explique, elle me pose des questions, elle me demande d’évaluer la douleur, de faire différents mouvements, de lui dire comment ça fait varier la douleur, etc.

Le rendez-vous dure une grosse demi-heure et elle fait un bilan complet de la question. Puis elle me montre deux exercices qu’elle veut que je fasse à la maison, et elle me donne un nouveau rendez-vous pour dans moins d’une semaine. Elle ajoute : « et cette fois, c’est dans le hall b ». Celui avec les instruments de torture. Joie.

Je rentre à la maison, et je passe l’après-midi avec mon fils. On regarde la télé, on se repose. Dehors il fait froid et moche. Ma fille dort, une sieste qui n’en finit pas. Elle s’est réveillée trop tôt ce matin, elle en a besoin pour finir de guérir.

Je montre à mon fils une calligraphie que j’ai fait ce matin. Je continue à me nourrir de poésie en ce temps de guerre, et depuis quelques jours j’apprends un poème chinois très connu, de Li Po (celui qui commence par 床前明月光.) Il ne fait que vingt caractères, je les connais pratiquement tous, et c’est un bon exercice d’écriture quand j’ai quelques minutes devant moi. Ce matin, je l’ai écrit deux fois, une fois en bleu, une fois en rouge, côte à côte. Mon fils trouve ça joli. Je lui dis qu’il peut l’avoir et qu’on l’accrochera sur le mur de sa chambre.

Et là, sortant de nulle part, il me montre un caractère et dit : « it’s light ! »

Je suis bluffé.

Parce que oui, c’est bien le caractère pour « lumière ».

Il n’y aucune ambiguïté : son doigt désigne très précisément celui-ci. Et pour me montrer que ce n’est pas un hasard, il me montre le même, dans le texte d’à côté et dit : light.

Comment sait-il cela ? Je n’ai aucun souvenir de lui avoir appris. Et comme je suis le seul dans la famille à connaître les idéogrammes, il n’y a pas d’autres explication.

Le deuxième moment étrange de la journée se produit pendant que je rédige ce texte. Il est un peu moins de cinq heures, et j’entends quelque chose qui tombe derrière moi. Quelque chose de relativement léger qui tombe de haut, dans le fond de la pièce. Je continue à taper un petit peu, ça ne doit pas être très grave, mais ça m’intrigue. Je finis par me lever et je ramasse ce qui se révèle être un large morceau de carton. Je sais précisément d’où il vient : je l’ai découpé il y a quelques années sur une boîte de matzah shmourah. C’est une représentation du temple de la vision d’Ezéchiel, le troisième, celui dont on attend la reconstruction incessamment sous peu depuis deux mille ans, et dont une des histoires dit qu’il tombera un jour du ciel. Pour l’instant il vient de tomber de mon étagère ; c’est peut-être déjà un début.

Fin du 110ème jour, 24 janvier 2024, 14 shevat 5784.