Dans notre série sur la rectification des noms, nous nous intéressons aujourd’hui à la question du premier degré de la rectification : se mettre d’accord sur le sens des mots.
Commençons par un petit exercice auquel le lecteur voudra bien se prêter : essayons de définir le mot table.
Qu’est-ce qu’une table ? La première réponse est en général : « un meuble ». Fort bien, mais est-ce tout ? Non, c’est un meuble spécifique. En quoi est-il spécifique ? Il a quatre pieds et un plateau. Il est vrai. Mais un meuble avec quatre pieds et un plateau est-il toujours une table ? Absolument pas : un guéridon répond à cette définition, et tous les gens dont le français est la langue maternelle savent qu’un guéridon n’est pas vraiment une table. Alors qu’est-ce qui les différencie ? La taille et la fonction. La taille : un guéridon est plus petit qu’une table, la fonction : une table sert généralement à manger ou à travailler, tandis qu’un guéridon sert pour poser des choses dont on a besoin lorsqu’on est assis dans un fauteuil.
Ce qui nous amène à la définition suivante : une table est une sorte de grand meuble, comportant quatre pieds et un plateau, et qui sert à manger ou à travailler.
La définition fonctionne. Elle pourrait être questionnée sur tel ou tel point et être affinée, mais dans les grandes lignes, cela nous explique bien ce qu’est une table.
Comparons avec trois ouvrages de référence que nous allons utiliser à plusieurs reprises.
En premier lieu le Littré, qui est le dictionnaire par excellence du XIXème, et qui a la vertu de toujours proposer des exemples tirés de la Littérature.
Littré : table : « planche ou réunion de planches portée sur un ou plusieurs pieds et qui sert à divers usages ». On voit que Littré retient le matériau comme critère (planche), la forme (un ou plusieurs pieds) ainsi que la fonction (divers usage). Tout de même un peu vague.
Continuons avec le dictionnaire de l’Académie française, en sa huitième édition, celle de 1935, la dernière à être complète de A à Z. (La neuvième édition est en cours de méditation : les académiciens ont commencé en 1986 et se trouvaient, au 19 février 2020, au mot « sérénissime » ; ils prennent leur temps, mais après tout, ils sont immortels).
Académie : « Surface plane de bois, de pierre, de marbre, etc., posée sur un ou plusieurs pieds et qui sert à divers usages. » On retient la forme (surface plane, pieds), le matériau (bois, pierre, marbre), la fonction (divers usages). On remarque aussi l’hommage rendu à Littré dans la formulation.
Continuons notre enquête et allons cette fois interroger la rousse qui sème au vent, en son édition de 1959. Pourquoi de 1959 ? Parce que c’est celle qui est sur mon étagère, à proximité de mon bureau.
Table : « meuble de bois, de marbre, etc. Fait d’un plateau horizontal posé sur un ou plusieurs pieds. » Ici, on retrouve la catégorie générale à laquelle la table appartient (meuble), le matériau (bois, marbre), la forme (plateau horizontal et pied).
Nous pouvons être content de notre définition, qui semble être relativement raccord avec les grands lexicographes de la langue française.
Continuons l’exercice et essayons de définir le mot « pays ».
Qu’est-ce qu’un « pays » ?
La première chose qu’on remarque, c’est qu’en français cela semble désigner des choses assez différentes : la France est bien évidemment un pays, comme le Japon ou Israël, mais on parle également du « Pays d’Auge » ou du « pays Basque ». Il y a également l’expression « pays de cocagne » et, en bon gascon, on pense immédiatement à la chanson de Nougaro, dans laquelle il dit : « ô mon pays que j’aime tant» « pays » faisant référence à Toulouse.
Alors quel est le point commun ?
Le pays semble définir un territoire, une zone géographique précise. Seulement ? Non, les Pyrénnées constituent une zone géographique précise, mais personne ne dit « le pays des Pyrénnées ». La chanson de Nougaro nous donne une clé : « mon pays que j’aime tant » : le pays, c’est la zone géographique à laquelle on appartient, et que, normalement, on aime.
On pourrait donc dire : pays : zone géographique à laquelle on appartient.
Est-ce suffisant ? Toujours pas, parce que si c’était seulement le cas, il y aurait autant de pays que de personnes. Il faut donc sortir de la dimension subjective et aller dans une dimension plus objective : c’est une zone géographique dans laquelle un groupe de personnes habite. (On pourrait jouer au jeu de chercher à définir le mot groupe, mais pour les besoins de l’argumentation, je donnerai directement la définition que j’utilise : un ensemble de gens ayant des caractéristiques communes et ayant conscience de leur existence).
Suffisant ? Cela décrirait-il la France par exemple ? Si on considère l’ensemble des français comme un groupe social, peut-être, mais on n’est pas tout à fait convaincu par la solidité de cette définition.
Allons voir nos trois dictionnaires de référence pour comparer :
Littré : pays : « région, contrée, ville où l’on est né, patrie ». Une autre entrée ajoute : « Pays considéré par rapport à certaines conditions politiques ou administratives. » Autrement dit il utilise comme critère l’étendue (région), ainsi que la forme (politique ou administrative).
Académie : « Territoire d’un peuple, d’une nation.» Ce qui va nous envoyer vers peuple et nation, que le dictionnaire semble distinguer. En tous cas la définition retient les critères d’étendue (territoire) et de contenant (un peuple).
Larousse : « territoire d’une nation, région, contrée ».
On voit que définir est un exercice difficile, y compris lorsqu’il s’agit de mots a priori faciles, qu’ils soient concrets ou abstraits.
Dernier exercice : essayons de reculer d’un pas et de définir le mot « définition ».
Qu’est-ce qu’une définition ?
Il y a quelque chose de presque absurde à vouloir définir le mot définition. Un peu comme un reflet qui essayerait de se regarder dans le miroir.
Pour essayer de cerner cet animal abstrait par excellence (on n’ose dire « par définition »), allons directement voir ce que nos trois outils de référence ont à dire.
Littré nous dit « explication de son sens ». (Voir ici notre article sur le sens du sens). Nous nous trouvons guère avancé : qu’est-ce que le « sens » ? Littré nous dit : « signification, manière de comprendre ». Alors qu’est-ce que la signification ? « Ce que signifie une chose ». On avait tord de chercher le nom, il nous fallait le verbe. Signifier : « Terme de grammaire. Exprimer ce qu’on entend par un mot, par une phrase. »
On n’est guère plus avancé. Peut-être est-ce un problème d’outil ? Changeons-en et allons voir chez ces Messieurs de l’Académie française.
Définition : « le sens qu’on lui attribue et qui peut être arbitraire ».
Fort bien, mais qu’est-ce que le sens ?
Sens : « ce que veulent dire un discours, une phrase, un mot, manière dont ils doivent être compris, interprétés. »
On n’est guère plus avancé : « vouloir dire » est un peu vague.
Terminons avec le Larousse :
Définition : « Énonciation des qualités propres d’un objet ». Ça se précise. Enonciation, on voit à peu près de quoi il s’agit, mais « qualités » ? De quoi s’agit-il précisément ?
Qualité : « manière d’être, bonne ou mauvaise, d’une chose ».
Une définition serait donc l’énonciation des manières d’être d’un objet ?
On s’attendait à plus de précision.
Alors que conclure de ce petit exercice ?
Premièrement, que définir quelque chose est une tâche ardue. Même nos meilleurs dictionnaires sont parfois pris en flagrant délit d’imprécision, imprécision dont ils essayent généralement de se tirer en donnant un synonyme, ce qui revient à tricher.
Deuxièmement que beaucoup de définitions sont en réalité circulaire. La première renvoie à la seconde, qui renvoie à la troisième, qui renvoie à la première. Ce qui fait qu’on ne va jamais au fond de la question de savoir ce que veut dire réellement le mot.
Troisièmement, que cette tâche semble fonction du degré d’abstraction. Nous avons trouvé qu’il était relativement simple de définir le mot table, plus difficile de définir le mot pays, et franchement compliqué de définir le mot définition.
Or si la rectification consiste en premier lieu à se mettre d’accord sur le sens des mots, en d’autres termes à s’accorder sur leur définition, nous avons besoin d’une théorie solide sur laquelle asseoir nos définitions.
Et voilà que, mirabile visu, c’est le sujet de l’article de la semaine prochaine.
Image : Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla from Sevilla, España, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons