Journal d’un civil (64) Shabbat Vayeshev – Hanoukah II

Samedi 9 décembre

Dans le calendrier hébraïque, les jours commencent la veille au soir. Il y a tout un débat sur le sujet dans la tradition (qui est surprenant même pour ceux qui pensent connaître la raison a priori), mais j’ai toujours pensé que la raison pratique initiale était qu’un grand repas de fête passe toujours mieux la nuit.

La même chose existe en France : le réveillon de Noël ou du nouvel an n’a pas lieu à la date juste, et pourtant c’est déjà comme si le jour avait commencé. (Notez à ce sujet que, selon César, les Gaulois avaient l’habitude de commencer à compter la journée au coucher du soleil : comme quoi, les habitudes continuent longtemps).

Etant donné qu’on allume les bougies le soir, mais que la journée se déroule vraiment le lendemain, mon journal a une sorte de décalage naturel au moment des fêtes. Aujourd’hui s’appelle Hanoukah II, parce que c’était le deuxième jour de Hanoukah, mais ce jour a vraiment commencé hier soir, vendredi.

Moralité, les choses sont un peu embrouillées, et je dois faire des va-et-vient entre des moments temporels qui me paraissent déjà, à vingt-quatre heures de distance, fort loin les uns des autres.

La guerre a un effet très particulier sur notre perception du temps. L’Ecclésiaste nous a prévenu il y a près de deux mille cinq cents ans ; un temps pour tout : un temps pour la paix, un temps pour la guerre. Et le premier ministre l’a confirmé dès le 7 octobre : c’est le temps de la guerre. Ce qui veut dire que nous n’arriverons pas à rattraper le flux habituel du temps tant que la guerre sera en cours.

Je l’accepte, mais je suis obligé de mettre en place des stratégies pour ne pas me laisser déborder par ce temps hors du temps, ce temps chewing-gum qui parfois s’étire pour donner l’impression que cinq minutes sont comme cinq semaines, et, à l’inverse, qui compresse cinq jours pour donner l’impression qu’il n’y a eu que cinq heures. La meilleure façon est de tenir ce journal, pour ordonner le temps. Mais l’autre technique est de compter les jours et de vérifier chaque jour quel jour nous sommes : combien de jours depuis le 7 octobre, depuis le début de la guerre ? Quel jour sommes-nous dans le calendrier grégorien ? Et quel jour sommes-nous dans le calendrier hébraïque ?

Tous les soirs je me rends compte que j’ai perdu le fil, et que je n’arrive pas à répondre à ces trois questions, aussi simples soient-elles. Tous les soirs, je dois ouvrir un calendrier et vérifier, tous les soirs je dois regarder la note de la veille et m’assurer que c’est cohérent. Mais le temps ne m’échappera pas, aussi coulant soit-il.

Il faut donc commencer le deuxième jour de Hanoukah la veille, c’est-à-dire au début du nouveau jour. Comme Hanoukah dure huit jours, la fête englobe forcément un shabbat. Et ce jour-là, se pose une question amusante : étant donné qu’on ne peut allumer de feu le shabbat, chez soi, comment faire pour allumer les bougies de Hanoukah le jour de shabbat ?

Réponse : on les allume avant le début du shabbat, qui est marqué par l’allumage des deux bougies traditionnelles à l’heure prévue, et on les laisse brûler : elles comptent pour ce jour-là, même si, techniquement, elles ont été allumées juste avant.

Voilà donc comment on a procédé hier. On a allumé les bougies de Hanoukah, puis, dans la foulée, les bougies du shabbat. Et on a mangé le repas un peu dans le désordre. On a beau avoir emménagé dans notre nouvel appartement il y a déjà un petit moment, on est encore au milieu des cartons et tout ressemble à un camping.

Ce soir, tout le monde est fatigué. Les enfants se couchent plus tôt que d’habitude, et ma femme va se coucher peu de temps après.

Je reste debout et j’en profite pour lire. J’ouvre le livres des Maccabées, dans l’édition Chouraqui que j’ai héritée de mon grand-père (une édition en dix volumes avec commentaires) et je commence à lire.

La fête de Hanoukah s’inscrit dans un contexte assez compliqué, et elle est constituée de plusieurs couches qui ne sont pas mutuellement exclusives, mais qui sont parfois prises séparément, alors qu’elles doivent êtres étudiés, à mon avis, dans leur globalité.

Il y a d’abord le contexte historique. Tout le Moyen Orient avait été absorbé dans l’empire d’Alexandre le Grand, mais, à sa mort, il a été divisé entre ses généraux. Et voilà que la Judée se retrouve tiraillée entre deux sphères différentes. Elle est d’abord sous influence Egyptienne, sous la dynastie des Ptolémées, puis passe sous domination Syrienne, avec les Séleucides. Le tout sur fond de domination romaine qui s’étend dans le bassin méditerranéen.

Sur cette toile de fond, arrive une guerre civile : entre d’un côté les soutiens des Grecs, qui considèrent qu’il faut s’helléniser parce qu’après tout, c’est la civilisation universelle, et de l’autre un petit groupe, qui considère que non, les grecs peuvent aller s’y faire voir, et qu’on gardera notre propre culture, ce qui inclut, à l’époque, notre propre religion.

Un petit groupe se constitue autour d’un prêtre Matityahou, et de ses fils, dans les collines de Modi’in (aujourd’hui une ville familiale prospère reliée en train à Tel Aviv). Puis le père meurt, et ses cinq fils prennent la tête de la rébellion. Le guerrier parmi eux est Yehoudah Maccabi (Maccabi signifiant probablement marteau, que l’on aurait écrit martel en ancien français) : il libère le Temple de Jérusalem, le fait purifier et l’inaugure à nouveau pendant une fête qui dure huit jours. En hébreu « inauguration » se dit « Hanoukah » : le livre qui raconte cette histoire (Maccabées I) dit que c’est à ce moment-là qu’ils ont décidé de commémorer l’événement en le célébrant pendant huit jours, tous les ans, à partir du 25 du mois de Kislev.

Le livres des Maccabées II donne une version un peu différente, de même que Flavius Josèphe, mais ça n’est pas le sujet.

La guerre civile se conclut par la victoire des Maccabées (les partisans du Maccabi/Martel), et l’instauration d’une dynastie qui va durer quelques générations seulement.

On a donc une première couche géopolitique, puis une seconde couche de politique intérieure, sur laquelle s’ajoute une troisième couche, qui est religieuse : que s’est-il passé dans le Temple ? D’après la tradition rabbinique postérieure, il y eu un miracle autour de la Menorah, le chandelier qui brûlait en permanence dans le Temple de Jérusalem. L’huile utilisée était une huile spéciale, qui prenait du temps à être préparée. Il y avait de l’huile en réserve, mais en très petite quantité : de quoi alimenter les sept lampes pendant seulement une journée. Mais l’huile a duré huit jours, le temps qu’on prépare la cuvée suivante. D’où l’allumage de huit bougies, correspondant aux huit jours de l’inauguration. (La source dans le Talmud est Shabbat 21b).

De cette légende (au sens initial du terme : « qui mérite d’être lu »), sort une abondante littérature sur l’importance de la lumière, sur la manière dont elles se diffuse dans le monde, mais également sur la notion de miracle et sur la façon dont ils se manifestent.

Mais on n’est pas encore arrivé au bout du mille-feuille de Hanoukah, parce qu’au-dessus de tout cela, plane une question importante, qui continue à être étudiée de façon très détaillée jusqu’à nos jours : dans l’histoire de Hanoukah se joue la rencontre entre la civilisation grecque et la civilisation hébraïque. Deux civilisations colossales qui ont parfois des valeurs similaires et parfois des valeurs complétement antagonistes. C’es l’approche par exemple qu’on trouve chez le Maharal de Prague : hier soir j’ai relu environ la moitié du livre que lui consacre Benjamin Gross (Que la lumière soit, 1995, chez Albin Michel).

C’est avec tout ça en tête que je vais me coucher, tôt, vers vingt heures, persuadé que la nuit va être courte. Comment le sais-je ? Quand tout le monde se couche tôt, c’est rarement pour faire des nuits de douze heures ininterrompues.

Et ça ne manque pas : à vingt-deux heures trente, mon fils se lève et vient nous voir. Les voisins font un bruit pas possible, ça l’a réveillé. Je vais le recoucher ; il se rendort. Moi pas. A vingt-trois heures trente, ma fille se réveille en pleurant. Ma femme va la voir, mais c’est peine perdue. Quand elle voit sa mère au milieu de la nuit, elle pleure deux fois plus pour qu’on la prenne avec nous. Je me lève, je lui donne un biberon, elle finit par se calmer et se rendormir.

Il me faut un moment, mais je me rendors aussi. Et à quatre heures trente, rebelote, ma fille se remet à pleurer. Cette fois elle réveille son frère, ce qui fait qu’à quatre quarante-cinq, tout le monde est debout, mais personne n’est frais et dispo.

Ma femme se recouche vers six heures et je reste avec les enfants.

La journée est longue.

Tout le monde est fatigué. Vers dix heures, je me traîne jusqu’au terrain de jeu, et les enfants courent et sautent et fond du tobogan.

On déjeune tôt, puis c’est l’heure du moment calme de la journée.

Mon fils joue avec ses nouveaux légos, ma fille fait la sieste. Vers treize heures trente, ma femme et mon fils ressortent pour se promener et j’en profite pour faire une sieste. Je dors mal. Les voisins sont bruyants.

Ma femme rentre vers quinze heures trente. Elle me dit qu’elle a vu quelque chose de bizarre au parc.

Je lui demande quoi. Elle m’explique qu’il y avait deux hommes étranges, qui semblaient observer les gens, un téléphone portable à la main. Un troisième type s’est pointé et a interagi avec l’un d’eux, à nouveau de façon tout à fait suspicieuse. Peut-être qu’ils préparaient un sale coup ? Un échange de drogue ? Qui sait.

C’est la deuxième fois que nous voyons quelque chose de ce type. Peu de temps après le début de la guerre, dans le quartier, j’avais vu une femme avec un téléphone portable et un comportement similaire. Elle faisait semblant de rien, mais elle était en train de filmer les environs.

C’est probablement rien, mais ces histoires se superposent à ce qu’on sait du sept octobre : tout avait été préparé. Des gens sont venus en repérage et connaissaient très précisément les lieux, les habitants, les habitudes.

Or dans les deux cas cités, c’était des gens qui détonnaient totalement dans le paysage, et qui essayaient de passer inaperçus, alors que leur comportement était totalement en décalage avec leur environnement.

Je ne sais pas trop quoi faire à ce sujet. Probablement commencer à en parler autour de nous. Pour l’instant, il va être l’heure d’aller se coucher. Je raconterai le début du troisième jour de Hanoukah et ce que nous fîmes ensuite, demain. – Fin du 64ème jour, 9 décembre 2023, 26 kislev 5784.