Journal d’un civil (48) Thanksgiving

23 nov. / 10 kislev

Ce matin, après que mon fils a pris le bus, je souhaite un bon Thanksgiving à ma femme. Elle me regarde pendant un moment, le sourcil levé, l’œil interrogateur. Thanksgiving ? Pour que ce soit Thanksgiving, il faudrait qu’on soit le quatrième jeudi de novembre, ce qui est impossible étant donné que nous sommes seulement –

Donc c’est Thanksgiving.

D’habitude on fait un petit repas et on appelle la famille américaine. Mais cette année, la date nous est sortie de la tête. Entre le rhume, le déménagement et la guerre, le mois de novembre est passé en coup de vent. On a à peine eu le temps de lui dire bonjour qu’il est sur le point de se muer en mois de décembre.

Tous les Américains que nous fréquentons ont le même sentiment. L’année dernière il y avait eu un gros événement dans une salle des fêtes, avec force dinde et patates. Cette année, personne n’a pensé à commander ne serait-ce qu’un poulet.

Il y a eu comme un effacement de tout ce qui ne concerne pas notre actualité immédiate, et notre actualité immédiate, c’est la guerre, et surtout les otages. Il y a eu de nouveaux rebondissements. On attendait le cessez-le-feu pour aujourd’hui à dix heures, mais il a été repoussé à vendredi matin.

Pourquoi ? La raison n’est pas très claire. Une histoire avec la Croix Rouge semble-t-il, mais peut-être aussi une tactique du hamas, qui espérerait ainsi conserver l’avantage en montrant qu’il est maître du calendrier.

Il faut imaginer le yo-yo émotionnel des familles, qui attendent depuis hier que la liste des otages soit publiée. Vivre avec l’angoisse de savoir si la personne qu’on attend va être dessus. Se dire que ça peut être dans quelques heures, et voir cette heure attendue repoussée une fois, deux fois, combien de fois ?

Aux dernières nouvelles donc (jeudi 23, 18h30), le cessez-le-feu commencera demain à 8h du matin, et les premiers otages seront libérés à 16h. Soit juste avant le début du shabbat, qui, depuis qu’on est passé à l’heure d’hiver, commence de plus en plus tôt : cette semaine, 16h19 précisément à Be’er Sheva.

Comme le cessez-le-feu semble vraiment approcher, nous sommes beaucoup à penser à une précaution toute simple : être près d’un abri dans l’heure qui précède. C’est une sorte de coutume du hamas : à chaque fois qu’il y a un cessez le feu, il célèbre en nous envoyant une salve juste avant, histoire qu’on ne les oublie pas.

Gallant, le ministre de la Défense a bien fait savoir qu’on ne les oublierait pas, et que tout recommencerait à la seconde où le cessez-le-feu prendrait fin.

Le cessez-le-feu semble d’ailleurs un gros casse-tête. D’une part parce que le hamas ne contrôle pas tous les combattants présents dans le nord de la bande de Gaza. Il reste environ 100 000 personnes dans la zone encerclée par Tsahal, et je crois qu’on estime que les soldats du hamas sont environ 30 000. Mais il y a également le jihad islamique, et probablement d’autres groupuscules qui traînent dans le coin.

Rien ne dit qu’il n’y ait pas des groupes isolés qui prennent les soldats israéliens pour cible, dans l’espoir de faire capoter le plan, ou pour en tirer un avantage tactique.

Les Israéliens ont dit pour leur part que de tels scénarios seraient jugés au cas par cas, et que tout tir ne remettrait pas en cause la trêve.

Ceci étant, Gaza n’est pas la seule préoccupation. Le nord continue à être un point chaud. Une guerre contre le hezbollah est toujours possible. Il y a récemment eu une rencontre entre les Iraniens et le hezbolalh, et, ne serait-ce qu’aujourd’hui, la milice shiite a tiré trente-cinq missiles sur Israël.

J’ai du mal à comprendre à quel jeu ils jouent, mais je ne spéculerai pas sur le sujet, en tous cas pas publiquement. J’ai trop conscience de la complexité de la partie d’échecs engagée pour cela, une partie d’échecs qui se joue sur plusieurs niveaux, sans que nous, civils, n’ayons une vision vraiment claire de ces différents échelons.

C’est la même chose pour la négociation et pour cet accord d’échange. La seule chose qu’on peut souhaiter, c’est que nos dirigeants et toutes les organisations impliquées, qui eux, prennent des décisions avec des informations moins partielles que les nôtres, arrivent à la bonne conclusion.

Vu de l’extérieur, les choses sont probablement encore plus complexes. On en a eu un exemple magnifique aujourd’hui, « directement sorti du manuel » comme on dirait en anglais américain (textbook exemple). Une personne influente dont le nom ne dirait rien au lecteur, a fait la remarque, en passant, que c’était bizarre parce que, aux Etats Unis, les otages étaient perçus comme un sujet de droite, alors qu’en Israël, c’était perçu comme un sujet de gauche.

Si j’avais été en train de boire un verre, j’aurais aussitôt recraché le liquide comme dans un film. Heureusement que la personne en question est censée connaître un peu Israël ! Qu’aurait-elle dit si ça n’avait pas été le cas ?

Non, en Israël, la question des otages n’est absolument pas un sujet de gauche. Ni même un sujet de droite. C’est un sujet trans-partisan. C’est même plus que ça : ça n’est pas du tout un sujet politique. Il y a unanimité : tout le monde dans le pays souffre de savoir que plus de deux cents de nos compatriotes sont détenus à Gaza. Et tout le monde attend leur retour.

Tout le monde attend demain, seize heures, et espère que les premiers otages vont revenir.

C’est peut-être pour ça d’ailleurs que tous les amis américains de la région ont oublié Thanksgiving. Il était encore un peu trop tôt pour dire merci au Créateur. Espérons que nous pourrons vite prononcer la bénédiction appropriée, celle qu’on dit lorsqu’un prisonnier est libéré : « Bénis sois-Tu Eternel, Maître de l’univers, qui libère les captifs. » – Fin du 48ème jour, 23 novembre 2023, 10 kislev 5784.