Journal d’un civil (27) Les croque-monsieur

Jeudi 2 novembre.

Les dates du calendrier grégorien me paraissent de plus en plus lointaines. Depuis que j’habite en Israël, tous les repères spatio-temporels avec lesquels j’ai grandi sont différents.

                En France, le mois de novembre était le mois des premiers jours de froid. Un mois bien balisé avec ses deux jours fériés. Le mois où le paysage commence à changer. Les décorations de Noël sont installées dans les rues. Pour les Américains, c’est aussi le mois de Thanksgiving, l’occasion pour notre famille de préparer un repas gargantuesque.

                Depuis que j’habite à Be’er Sheva, le mois novembre ne se ressemble plus. Il fait beau et chaud. Pas comme en été, où le soleil est de cendre, mais comme un mois de juin toulousain. Vingt-sept degrés, pas un nuage dans le ciel et des fleurs partout. Il n’y a aucun jour férié, aucune fête, rien à l’horizon. Hanoukah est encore dans un mois et demi.

                Alors des fois je préfère regarder le calendrier hébraïque, pour apprendre à vivre un autre rythme du temps et des saisons. Nous sommes le 18 du mois de Heshvan, de l’année 5784. Le mois de Heshvan est un mois rare : il ne comporte aucune fête. D’habitude, il sert à se reposer du mois précédent, qui, lui, est plein de fêtes. Régulièrement, il y a des tentatives pour ajouter une fête supplémentaire, pour innover étant donné qu’on a quatre semaines de boulevard sans rien pour attirer l’attention des foules. Il y a eu un jour de l’unité diaspora/Israël qui a été proposé, mais qui ne me semble pas vraiment avoir décollé. J’ai entendu également parler d’un jour de fête pour célébrer l’unité entre Israël et les nations : peut-être un jour prochain.

                En attendant, le mois de Heshvan est un mois qui est associé au déluge. Dans le calendrier traditionnel, c’est le mois dans lequel Noah (en français Noé) est sorti de l’arche. Mais c’est également le mois durant lequel on lit la partie de la Torah qui raconte le déluge. Un mois d’eau en quelque sorte ; McMahon aurait apprécié.

                Ce matin, toujours la même musique : le déménagement. Aujourd’hui je trimballe tout un tas de petits meubles pas lourds mais encombrants avec l’aide de l’ami qui a le SUV. Ça nous prend une petite heure. Je monte ensuite une nouvelle bibliothèque : quinze minutes. Je rentre à la maison, on déjeune : croque-monsieur maison.

                A une heure, ma fille va faire la sieste et ma femme en profite pour sortir. Elle va rendre visite à une amie qui est en période de deuil (en yinglish on dit : « to sit shiva »). Pas de rapport direct avec la guerre, mais sa mère, qui habitait en Afrique du Sud est décédée il y a quelques jours.

                Comme il est de coutume pendant le deuil, ma femme apporte à manger : en l’occurrence un gâteau au chocolat qu’elle a fait hier avec mon fils, de la limonade maison et, en chemin, elle achète une bouteille de boukhah (!).

                Elle reste un long moment chez eux, et bien sûr, comme c’est l’après-midi, il y a une sirène.

                De mon côté, je suis à l’appartement. Ma fille est déjà réveillée. Mon fils court pour essayer de prendre sa sœur, et puis, comprenant que je m’en occupe, il fonce dans le mamad. J’attrape ma fille, et on s’enferme dans la pièce blindée. On joue, on prend quelques photos qu’on envoie à ma femme. Elle nous répond : tout va bien.

                Chez l’amie en deuil, il n’y a pas de mamad, alors ils ont transformé la salle de bain en pièce pour s’abriter, parce qu’il n’y a pas de fenêtres et que c’est la pièce qui se trouve le plus au centre du bâtiment. Par terre, il y a des matelas, et il faut prendre son mal en patience.

                L’alerte passée, tout le monde reprend le cours de la journée. Je m’occupe des enfants, ma femme reprend la route. Elle s’arrête au supermarché pour acheter du lait et des œufs, et m’envoie un message disant qu’elle est en train de rentrer.

                Lorsque soudain, deuxième sirène. Elle résonne dans tous les coins : le téléphone, l’oreillette, et dehors doublement étant donné que deux secteurs contigus risquent d’être touchés.

                J’emmène les enfants dans le mamad, je ferme la porte. Mon fils dit qu’il a peur, il s’enveloppe dans la couverture. Je n’ai pas peur, mais je ne suis pas rassuré non plus. Où se trouve ma femme ? Est-ce qu’elle a eu le temps d’aller aux abris ?

                J’essaye de visualiser le chemin qu’elle a dû prendre : oui, il y a probablement un immeuble dans le coin où elle a pu aller se réfugier.

                Je lui envoie un message pour lui dire que tout va bien pour nous. Je guette les coches à côté du message pour voir si elle l’a reçu ou si elle l’a consulté. Rien. Je me dis que c’est peut-être bon signe : si elle est descendue dans un abri collectif sous-terrain, il n’y a probablement pas de réseau.

                Je prends mon fils sur les genoux. Il réclame une vidéo avec un volcan. Les enfants ont de ces idées parfois… Je mets une vidéo de volcan sur mon téléphone et on attend que l’alerte se passe.

                Pendant ce temps-là, à quelques centaines de mètres de la maison, ma femme est dans la rue, avec la douzaine d’œufs et les deux bouteilles de lait qu’elle a achetées. Elle longe un des boulevards principaux de Be’er Sheva, et il reste quelques centaines de mètres avant le carrefour où elle va tourner pour prendre la direction de notre immeuble.

                Et voilà que la sirène se met en marche ! Elle regarde autour d’elle : aucun endroit où aller. La zone est complétement dégagée. La station-service est trop loin. Les petits immeubles sont plus près, mais il faut traverser un parking, et plusieurs voitures s’y engouffrent à toute berzingue. Il manquerait plus que de se faire renverser par une voiture.

                Aucun endroit où aller se mettre à l’abris en moins d’une minute : il ne reste qu’une option. S’allonger sur le bord de la route, face contre terre, et espérer que ça va aller.

                La minute semble en durer dix, mais enfin, le dôme de fer entre en action. Un premier boum retentit, suivi de deux autres, coup sur coup. Des bruits extrêmement forts, très proche. Elle lève les yeux, ça fume dans le ciel bleu. Elle garde la tête baissée au cas où il y aurait des retombées, mais c’est suffisamment loin pour que ça n’arrive pas jusqu’à elle.

                Elle se relève, elle prend les œufs (intacts) et le lait, et elle part sans demander son reste. Elle me laisse un message vocal pour me dire que tout va bien, et passe à travers le parking. Elle tombe sur une dame qui a l’habitude de mendier dans le coin. Elle veut parler. En hébreu bien sûr. « Tu as vu, comme c’était fort ? » Ma femme lui dit oui. Elle lui demande si tout va bien. « Ça va, ça va. Mais tu as vu comme c’était fort ? »

                Un peu plus loin, elle croise un employé du supermarché qu’on connaît un peu. Mon fils lui dit bonjour à chaque fois qu’il le voit et lui raconte toujours ses aventures du jour. Le gars demande à ma femme : « mais il est où ton fils ?? » Ma femme répond qu’il va bien, il est à la maison. L’employé est rassuré. Ma femme lui dit : « c’est la première fois que je suis dehors pendant qu’un missile nous tombe dessus ». L’employé hoche la tête et dit, comme sur le ton de la confidence : « moi aussi ».

                Enfin elle arrive à la maison. J’ouvre la porte à toute vitesse. Elle a l’air d’aller bien, mais elle tout de même un peu fébrile. Elle essaye de s’asseoir, elle me raconte ce qu’il s’est passé.

                Les enfants n’écoutent pas, mais ils sentent la tension, et passent la demi-heure suivante à faire les fous.

                Quand l’adrénaline retombe, ma femme a soudain une très grosse faim. Ça tombe bien, c’est également l’heure de manger pour les enfants.

                On dîne donc à l’heure américaine : des croque-monsieur avec un œuf over-easy dessus*. On s’en souviendra.

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*Presque des croque-madame, mais pas tout à fait. Ce qu’on appelle un œuf « over-easy » en anglais américain, c’est un œuf qui est encore entouré d’un peu de blanc, qui est cuit des deux côtés, mais dont le jaune reste coulant.