Journal d’un civil (26) Les écouteurs

01 nov. 2023

Réveillé à 4h45. Ou à 4h30. Ou à 5h. Tout se mélange, tout ressemble à tout. Nouvelle journée brumeuse, nouvelle journée pour rien. J’ai l’impression de peser un million de tonnes et de ne rien pouvoir faire.

                Aujourd’hui, comme tous les jours, je suis réveillé aux aurores. Il est quatre heures et demie : mon fils n’est pas au courant qu’il y a eu un changement d’horaire, une invention absurde faite pour faire enrager les parents de jeunes enfants. On essaye de lui apprendre à rester au lit, mais depuis dimanche on ne peut pas dire que ça soit une réussite.

                J’essaye de me rendormir, mais c’est fini. Ma tête aussi ignore qu’il y a eu un changement d’heure. La journée n’est pas commencée que je suis déjà fatigué.

                Le matin est peu accueillant. On n’a pas eu le temps, ni le courage, de faire les courses. Il n’y a presque plus rien pour le petit déjeuner.

                La matinée passe au ralenti. A neuf heures, j’aimerais qu’il soit quatorze heures. A dix heures, j’aimerais qu’il soit seize heures, et à onze heures, qu’il soit déjà l’heure d’aller se coucher.

                Vers midi, j’essaye de faire quelque chose de constructif. Je vais au nouvel appartement et je monte deux étagères. Ça me prend un temps infini. J’étais un champion du montage d’étagère, il me fallait à peine une dizaine de minutes quand j’étais en forme. Aujourd’hui, une heure, et je suis obligé de faire une pause entre deux parce que je me sens essoufflé.

                A la fatigue psychologique s’ajoute la fatigue physique. Et à la fatigue physique s’ajoute le stress dû au fait qu’on est hyper vigilant à tout moment de la journée.

                Vers quinze heures, je vais faire les courses. Je charge une poussette vide de couches, de bananes et de gâteaux au chocolat. J’essaye de remplir un chariot qui équilibre les nécessités du quotidien et les aliments qui peuvent donner un peu de plaisir. J’arrive à peine à avaler quelques gâteaux.

                Et comme je n’arrive pas à penser correctement plus de vingt secondes d’affilées, je perds, en rentrant, le chargeur de mes écouteurs. C’est un petit boîtier blanc dans lequel je mets les deux appendices qui ressemblent à des boules Quiès. Ces temps-ci, j’en ai toujours un dans l’oreille, relié à mon téléphone. Je n’arrive à écouter que deux choses en termes de musique : des concertos pour piano de Mozart ou les symphonies de Beethoven. Je suis rentré, j’ai posé les courses et le boîtier blanc. Et ce dernier a disparu.

                Le reste de l’après-midi passe comme le matin. A dix-huit heures, ma femme dit aux enfants : c’est l’heure d’aller se coucher. Elle pensait qu’il était dix-neuf heures. Ça n’est pas l’heure d’aller se coucher. Elle me dit : « tu es sûr que c’est la bonne heure ? » Je vérifie sur mon téléphone : l’horloge fonctionne correctement ; c’est la bonne heure.  

                Une fois les enfants au lit, j’ouvre mon traitement de texte. Ecrire me demande un effort dont je suis à peine capable.

                Hier et aujourd’hui, les premiers soldats sont tombés. Ils avaient 19, 20 ans. La vie devant eux. Mais ils ont été appelés par les circonstances, ils sont montés en première ligne, et ils l’ont payé de leur vie. Pour nous défendre. Pour nous protéger. Pour aller libérer nos otages. Pour faire valoir nos droits. Pour mettre fin à ce chantage avec lequel nous vivons depuis 2007.

                 Plusieurs personnes sur Twitter partagent la même expérience : ouvrir le journal, chercher les noms, prier pour qu’on ne connaisse personne.

On fait tous la même chose. A chaque fois que la mauvaise nouvelle tombe, j’ose à peine lire. Mon œil cherche le nom de la ville d’où était originaire le soldat en premier lieu. Puis son nom. Et son âge en fin. Parfois on n’a que les noms, parfois on a une photo. C’es celle qui accompagnera le disparu dans nos mémoires.

                Aujourd’hui on apprend également que l’école de mon fils va peut-être rouvrir. Les principes seront (si le plan est approuvé) les suivants :

                – du dimanche au jeudi (pas le vendredi matin comme en temps normal)
                – de 8h à midi (au lieu de 14h en temps normal)
                – pas de transport scolaire, les parents doivent accompagner leur enfant et aller le chercher par leurs propres moyens
                – chaque école aura également ses propres règles
                – les activités auront lieu à proximité d’un espace protégé
                – la cours ne sera pas utilisée.

                On sait également qu’il y aura les différentes polices qui patrouilleront dans le secteur. Je dis à ma femme : c’est comme en France. Elle me demande pourquoi. Je lui dis : des policiers devant les écoles juives. Elle me dit peut-être, mais ici c’est l’état juif, et c’est nous qui assurons notre propre sécurité.

                On est loin du retour à la normale, mais c’est un bon début. Les enfants ont tellement besoin d’avoir école et de jouer avec leurs copains. On fait ce qu’on peut, mais on sait aussi que ça n’est pas assez. Dimanche est dans quatre jours ; cela paraît si loin. Qui sait ce qu’il se sera passé d’ici là ?

                On dîne (repas léger : merguez et pommes de terre), on regarde une vidéo (Abroad in Japan) et on va se coucher. Je prépare le lit, et voilà que je trouve, posé sur la couette, le chargeur des écouteurs, blanc sur blanc.

Au moins la journée finit sur une bonne nouvelle. Au moins, je pourrai continuer à écouter Mozart.