Journal d’un civil (25) Les bibliothèques

31 oct. 2023

                Déjà mardi. En Israël, c’est le milieu de la semaine de travail. Lorsque mardi est terminé, le week-end commence à approcher. Ces derniers temps j’ai l’impression que mon horizon s’est passablement rétréci. Le matin, j’attend le soir. Le soir, j’attend le shabbat. Et lorsque le shabbat est fini, j’attends aussitôt le suivant. Le shabbat, ce seul moment où j’ai l’impression de pouvoir décompresser un peu, lorsque le monde de la technologie est sommé de se taire pour nous laisser respirer un peu.

                Aujourd’hui, la mission principale était simple : aller chez Ikea pour acheter des étagères. Nous avons une large bibliothèque, qui, dans l’appartement actuel, est dispersée dans différents placard et dans quelques étagères qui resteront sur place. Nous avons environ 5 000 ouvrages (à bisto de nas comme on dit dans le Sud Ouest) : autant dire que partout où j’ai vécu, les bibliothèques ont toujours été le meuble le plus important.

                A chaque fois que je visite un nouvel appartement, la première question que je me pose c’est : où mettrait-on les livres ? S’il y a de la place, on peut commencer à penser au reste. Sinon, suivant.

J’ai une bibliothèque large, qui traite de très nombreux sujets, et qui contient des livres dans au moins neuf langues, que je comprends toutes à des degrés divers (français, anglais, hébreu, araméen, japonais, allemand, chinois classique, latin et espagnol).

                Il y a des romans, de la poésie, de la philosophie, de l’histoire, des traités d’esthétique, des bandes dessinées, des manuels, des dictionnaires, des livres sur la médecine, l’astronomie, la physique quantique, la biologie, le théâtre, la politique et les études bibliques. Et ça n’est que la première étagère !

                Etrangement, la bibliothèque est un meuble très difficile à trouver. C’est souvent cher, mal fichu et de piètre qualité. La plupart des bibliothèques ne sont en réalité pas faites pour abriter des livres, mais pour avoir quelques ouvrages, des bibelots et des objets divers (style chaîne hi-fi et lecteur DVD).

                Chez nous les bibliothèques sont pleines de livres, la plupart du temps sur une double rangée. Autant dire qu’il faut des bibliothèques solides. La plupart ne tiennent pas la distance. Mon père, qui a un problème similaire, a une série qui venait de chez un magasin d’ameublement lambda : deux ans, après toutes les étagères ploient et crient misère.

                La seule qui tienne le coup, c’est l’étagère Ikea, de la série Billy. Pas très belle, un peu plus chère en Israël qu’ailleurs, mais c’est une valeur sûre.

                Ce matin, à dix heures, un ami vient me prendre avec son SUV ; direction le magasin Ikea de Be’er Sheva. Il est situé de l’autre côté de la ville, dans une zone industrielle qui est en train de se développer à toute vitesse et de muer en quartier résidentiel de jolie facture. Espérant attirer les français d’Israël, les promoteurs ont même appelé l’un des nouveaux quartiers « le quartier français ». C’est une série d’immeubles assez bas, qui sont organisés autour de jolies rues. Prometteur.

                L’ambition du plan d’urbanisme est de doubler le nombre d’habitants d’ici 2040, soit 400 000 habitants. Cela se fera probablement. Be’er Sheva est la quatrième ville du pays, la capitale du Néguev et c’est une ville très agréable.

                Il devait y avoir des élections municipales en novembre, mais elles ont été repoussées pour les raisons qu’on imagine. Le maire serait probablement repassé avec une grosse avance sur le second. C’est bien simple : tout le monde l’adore. Les gens de gauche, les gens de droite, tout le monde lui tresse des louanges. Et quand on demande aux gens pourquoi, ils répondent tous la même chose : parce qu’il s’occupe de la ville. Il ne cherche pas à faire de la politique politicienne nationale, il s’occupe de Be’er Sheva, merci et c’est déjà pas mal. Et c’est vrai : la ville a un service qu’on peut joindre assez facilement pour signaler les problèmes, et quand on le fait, le problème est réglé. Certains maires en dehors d’Israël pourraient peut-être venir prendre quelques cours de gestion municipale ?

                Donc le plan d’urbanisme, donc le quartier en plein développement, donc Ikea.

                L’entrée principale est bouclée à cause des travaux. On voit pourtant des voitures sur le parking : il doit y avoir une entrée secrète.

                On tourne, on tourne, on retourne et on passe par la station-service, qui elle, n’est pas bouclée. Rien n’arrête les travaux en Israël, rien, pas même la guerre.

                A l’entrée du magasin proprement dit on doit passer sous le détecteur de métal. L’ambiance ressemble à celle qui était en vigueur pendant le covid. On a l’impression qu’il y a des endroits fermés, les horaires sont plus restreints que d’habitude et le magasin est désert. On y est certes à l’ouverture, mais il est clair qu’il y a plus d’employés que d’acheteurs.

                On fait le premier étage en quelques minutes histoire de repérer les références des meubles dans l’entrepôt, et on descend au rez-de-chaussée. Je prends un miroir, un paquet de bougies qu’on utilise pour shabbat, et un jouet pour ma fille, de la part de ses grands-parents.

                Dans l’entrepôt, on trouve vite le rayon dont on a besoin : il est au début, à droite, et il est entièrement consacré à la gamme Billy. Il y a tout ce qu’on peut vouloir : des portes, des surmeubles, des étagères à l’unité, et même un rayon entier pour les étagères standards, les fameuses 202*80*28 pour lesquelles nous sommes venus. Et là : stupeur ! angoisse ! misère ! Le rayon est vide.

                Vide.

                Pas une seule étagère à se mettre sous la dent !

                J’ai quelques sueurs froides. Tous les habitants de la région à qui il manquait une étagère se sont rués chez Ikéa au début de la guerre, et voilà : c’est la pénurie. Plus une étagère Billy à Be’er Sheva. Et qui sait quand on livrera d’autres ? Avec les circonstances, probablement pas avant la fin de la guerre. Et d’ici là comment vais-je faire ? Avec mes cinq milles bouquins sous les bras et mes deux gamins qui courent dans tous les coins de six heures du matin à sept heures du soir ?

                J’essaye de me reprendre. Je regarde les autres options. Après tout il y a d’autres étagères Billy que les étagères standard. Peut-être que je pourrais repenser l’organisation de fond en comble ? Je tourne, je mesure, je réfléchis. Les autres sont beaucoup plus chères, et même les meubles combinés nécessitent d’avoir l’élément de base.

                Je remarque que derrière moi, au milieu de l’entrepôt, il y a une étagère déjà assemblée, pour la démonstration. Je regarde, je mesure : c’est bien celle-là qu’il me faudrait. Si seulement j’étais venu plus tôt.

                Mes yeux se baissent, regardent sans vraiment être convaincu le tas de cartons qui se trouve là. Quel genre de meuble est-ce là ? Tout fin, tout rectangulaire, tout en longueur ? Et là : stupeur ! Merveille ! Allégresse ! C’est la réserve secrète d’étagères Billy !

                J’en mets quatre sur un chariot à toute vitesse avant qu’une nuée de clients ne se jette dessus, et je cours à la caisse sans rien demander d’autre.

                Mission de la journée accomplie. Et tout ça sans la moindre alerte : parfait.

                Le reste de la journée passe doucement. Je me repose. Je lis un peu. Je joue avec les enfants. On regarde un film, un vieux Disney qu’on met souvent ces derniers temps.

                Le soir venu, j’apprends que le Yemen, un autre proxy iranien, nous a déclaré la guerre. Ils sont à 2 200 km de nous, mais ils ont néanmoins la capacité d’envoyer des missiles sur Israël. Aussitôt, on voit, sur les réseaux sociaux, des vidéos postées par nos soldats d’origine yéménite. Il y a un demi-million d’Israéliens d’origine yéménite, et ils se souviennent de leur histoire autant que de leurs traditions. Ce soir, on sera nombreux à sortir le skhoug* du frigo.


* Condiment à base d’ail, de piment et de coriandre.