Journal d’un civil (24) Les mondes parallèles

30 otc. 2023

                Quand j’habitais à Paris, il y avait un jour de l’année qui était très particulier : le jour de Yom Kippour. Lorsqu’il tombait en semaine, j’avais l’impression de vivre très nettement à l’intersection de deux mondes qui semblaient totalement étrangers l’un à l’autre. D’un côté c’était le jour le plus saint du calendrier : un jour de jeûne, de réflexion, de prière. Un jour où je m’habille en costume mais où mes chaussures sont des baskets. Un jour où le ciel s’ouvre pour écouter notre voix, un jour où l’on peut, parfois, sentir les mouvements les plus délicats de l’être, enveloppé dans son châle de prière, pendant que le rabbin chante une antique mélopée et que les mots plusieurs fois millénaires nous entourent de toute leur dureté et de toute leur tendresse.

                Parallèlement, en chemin pour aller à la synagogue ou pour en revenir, le monde séculier, totalement plongé dans sa routine habituelle. Les voitures qui klaxonnent, les gens qui bousculent, les freins qui crissent. Tout un monde qui vit, qui a sa raison d’être et sa cohérence, mais qui se trouve tout à fait éloigné du premier. Et nous, entre les deux, en costume et en baskets, pris à la fois dans ces deux mondes sans savoir trop comment les faire se rencontrer en notre for intérieur.

                C’est dans ces moments intenses où différents groupes vivent différents événements qu’on prend conscience de ces univers qui coexistent les uns à côtés des autres. On le ressent également lorsqu’on un proche décède. Notre monde est en deuil et voilà que le reste du monde l’ignore. Notre cœur pleure, on marche dans la rue et tout semble continuer comme si de rien n’était. Quel scandale métaphysique.

                Le temps de la guerre fonctionne d’une façon similaire. Il montre les différents segments de notre société avec plus de précision. Dans le même temps, il y a des otages qui sont quelque part dans le cul de basse fosse que sont les tunnels de Gaza. Ils sont plus de deux cents, dont vingt-quatre enfants, et chacun est un monde qui a été arraché à son monde. Chacun a une famille qui ne dort plus, chacun a une histoire qu’on ignore pour la plupart, chacun traverse cette épreuve à sa manière.

                Et pendant ce temps-là, nos soldats sont mobilisés. Des centaines de milliers, tous sur le pied de guerre, prêt à relever le défi, prêt à faire sa part pour accomplir le but donné. Et chacun est aussi un monde, un monde bouleversé, un monde arraché au paysage dans lequel il vivait jusque-là.

                Et pendant ce temps-là, nos dirigeants sont eux aux aussi sur le pied de guerre, et ils portent des millions de personnes sur leurs épaules, et leur responsabilité est immense, et ils se tiennent quand même debout.

                Et pendant ce temps-là, leurs familles sont autour d’eux, et les soutiennent, et tremblent, et vivent quand même le quotidien, qui est d’une banalité absurde, et qu’on ne peut empêcher.

                Et pendant ce temps-là, nous sommes des millions de civils, qui vivons une vie parfaitement normale et totalement bouleversée. Nous avons peur et nous sommes braves. Nous prions et nous pleurons. Nous rions et nous vivons. Nous serrons nos proches, parce que eux sont là, et que nous savons que tous n’ont pas cette chance.

                Et pendant ce temps-là, d’autres civils, de l’autre côté de la frontière, vivent leur vie dans la douleur, dans la peur, et, eux aussi, dans la banalité la plus parfaite, parce qu’il faut continuer à manger, à boire, et à essayer de dormir.

                Et pendant ce temps-là, leurs soldats rêvent de mort, la nôtre, et leurs dirigeants fomentent des plans de génocide et complotent avec d’autres états pour essayer de les convaincre de les rejoindre dans leur projet funeste.

                Et pendant ce temps-là, le reste du monde regarde, sidéré, ce qu’il se passe au Moyen Orient, et d’un œil souvent distrait, continue sa vie. Les gens voyagent, les gens étudient, les gens vont au restaurant. Tout ce qui, dans notre monde à nous, est suspendu.

                Et pendant ce temps-là, les militants islamistes appuyés par les militants antisémites, se réveillent par milliers, par centaines de milliers, et crient leur haine, leur haine des Juifs, leur haine d’Israël, leur haine de l’Occident, et, quand ils le peuvent, ils passent à l’action.

                Et pendant ce temps-là, une autre guerre a lieu, une guerre des médias, une guerre des réseaux sociaux, une guerre de l’influence et de l’image, une guerre qui a pour enjeu l’opinion internationale, une guerre virtuelle dont le sort aura probablement un effet sur la guerre réelle.

                Et pendant ce temps-là, tous ces univers fonctionnent chacun de leur côté, tout en étant tous liés les uns aux autres. Que l’un bouge et c’est l’ensemble qui est ébranlé ; et voilà que la cadence accélère, que les mondes se mettent à tressauter, et que personne ne sait vraiment jusqu’où tout cela ira.

                Ce soir, nous apprenons la libération, par l’armée d’Israël, de l’une des otages : Ori Magadish. Et ce soir, tous nos mondes s’alignent, tous les mondes de notre pays sont devenus un, alors que nous disions collectivement la bénédiction « bénis sois-Tu Eternel notre Dieu, Maître du monde, qui libère les captifs ». Et ce soir notre monde est en joie, notre monde déborde d’allégresse en accueillant l’une des nôtres, qui revient dans sa famille. Puissions-nous connaître la libération de tous les autres otages rapidement.  – fin du 24ème jour, 30 oct. 2023.