29 oct.
La guerre est comme un brouillard qui recouvre tout. Le monde autour de vous devient flou. Plus rien n’existe. Tout ce qui vous intéresse d’habitude devient secondaire. L’être entier se tend vers ce seul but : la fin de la guerre.
Il y a une scène tout à fait frappante dans Il faut sauver le soldat Ryan. Un soldat demande à son capitaine, le personnage joué par Tom Hanks, ce qu’il fait dans le civil. Comme c’est un gros dur à cuire on s’attend à ce qu’il ait une profession qui fasse ton sur ton. Mais il lui dit qu’il est prof de lettres. Le gars est étonné, mais au final, ce à quoi aspire le sergent, c’est de rentrer chez lui et reprendre ses cours. (Ce qu’il ne fera pas : il ignorait qu’il était dans un scénario de film hollywoodien).
La vie est mise entre parenthèses en temps de guerre. Le quotidien banal continue. Même pour les civils, surtout pour les civils. On fait les courses, on fait à manger, on travaille plus ou moins. Mais notre tête n’est jamais tout à fait là. Elle est occupée en grande partie par ce brouillard permanent, ce brouillard qui empêche de voir le monde normalement.
En temps normal, j’écris tous les jours, ou presque. Mais je ne tiens pratiquement jamais de journal, et bien évidemment pas un journal de guerre. En temps normal, j’écris un article par semaine, pendant l’année scolaire. La saison s’étend grosso modo de septembre/octobre à fin juin. Cette année j’ai terminé par un article en demi-teinte.
Et j’ai écrit, après avoir calculé quelle semaine les fêtes de Tishri seraient terminé : prochain article le mercredi 11 octobre. Mais quelque chose en moi me disait que ça ne serait pas le cas. Que l’article prévu ne paraîtrait pas en temps et en heure. Toute l’organisation de l’année me paraissait précaire. Comme si je bâtissais un programme en me basant sur un faux postulat. Sans comprendre quel était le postulat en question.
De la même manière, je donne un cours chaque année à un petit groupe de personnes intéressées. Il y a deux ans j’ai fait une version longue du cours que je donnais à mes élèves lycéens sur le Moyen Orient, un cours intitulé “le Moyen Orient compliqué”. Le but était à la fois de donner des clés de lecture pour mieux comprendre le Moyen Orient, mais également d’expliquer pourquoi, pour un occidental, c’est une région du monde qui est si difficile à comprendre.
L’année dernière, le cours était consacré à Chiune Sugihara, le seul juste Japonais à ce jour, qui a donné environ 2000 visas à des réfugiés (essentiellement des Juifs polonais), à un moment où tous les pays avaient fermé leur frontière. Ce qui m’a amené à travailler sur la question Juifs et Japonais, un sujet apparemment mince, mais tout à fait passionnant. J’ai de quoi écrire au moins un ouvrage sur le sujet.
Cette année, je voulais faire un cours sur le thème « Traduction et poétique biblique ». En partant de l’idée que les traductions contemporaines de la Bible en français sont toutes assez moyennes, je voulais expliquer pourquoi une meilleure compréhension de la poétique biblique était nécessaire pour mieux la traduire. Le tout en procédant par la pratique plutôt que la théorie. J’ai des notes dans tous les sens, il ne restait plus qu’à mettre tout ça en forme.
Enfin, j’avais fait un planning d’écriture :
1. Finir le volume 3 des Déambulations : dans cette histoire, Simon et sa femme font l’alyah et commencent leur nouvelle vie israélienne dans un kibboutz. Ecrit à 80% l’année dernière. Nécessite de finir les derniers chapitres et de faire la version propre.
2. Finaliser le volume 2 des Contes de la lune et du héron cendré. Rassembler les nouvelles, les éditer. Faire un choix sur le contenu. Certaines, très longues, sont peut-être plus adaptées en un volume séparé ?
3. Faire un plan détaillé pour un projet spécifique de BD, et trouver quelqu’un qui serait intéressé pour le dessin.
4. Ecrire un nouveau roman, dont j’ai déjà le plan détaillé. Un conte philosophique qui se passe à Jérusalem.
Voilà à quoi ressemblait le plan pour l’année 5783, avant le 7 octobre. Cette année dont, intuitivement, je savais qu’elle ne pourrait pas être une année normale, mais que j’avais néanmoins préparée afin qu’elle le soit le plus possible.
Mais comme on dit en yiddish : Man trakht, und Gott lakht. L’homme projette et Dieu rit. Ou comme on dit en français : « l’homme propose et Dieu dispose ». (C’est d’ailleurs une adaptation d’un proverbe biblique ; Proverbes 16, 9).
Depuis tout est remis sine die. Comme on dit en hébreu, behamesh arerei hamilhamah, « à cinq heures, après la guerre ». A cinq heures, quel jour ? Après la guerre. Peu importe quand ça sera.
Et tout se reconfigure selon cette donnée, jusque dans les plus petits détails. Mon fil Twitter (X) en est un bon exemple. Je n’arrive plus à twitter quoi que ce soit qui ne soit pas directement lié à notre situation. A l’aune de celle-ci, tout paraît dérisoire, tout paraît vain. Deux cents trente de nos compatriotes sont quelque part sous Gaza, dont plus de deux dizaines d’enfants. Ce seul fait devient un trou noir autour duquel tout se met en orbite.
D’après la liste donnée par le Rabbin Mikael Journo, ils sont vingt-quatre. Et leurs noms sont :
Eitan ben Bat Sheva
Ariel ben Shiri
Kafir ben Shiri
Abigail bat Samdar
Ella bat Maayan
Dafna bat Maayan
Sahar bat Hadas
Erez ben Hadas
Ofri bat Agar
Névé ben Adi
Yahal Gani bat
Adi Noam, fille de Sharon
Aviv bat Doron
Raz Bat Doron
Emma, fille de Sharon
Juillet, fille de Sharon
Amélia, fille de Daniel
Ohad ben Keren
Yuval ben Hagar
Urie ben Agar
Amit ben Tal
Gal ben Chen
Lac bat Chen
Tal ben Chen
Puissent-ils être délivrés très vite et nous revenir en parfaite santé. Puisse le brouillard se lever de sur nos têtes et de sur nos cœurs. – Fin du 23ème jour, 29 oct. 2023.