Journal d’un civil (156) Le tableau

Dimanche 10 mars

C’est un tableau qui se trouve à l’université de Cambridge, à Trinity college, dans l’un des nombreux halls de pierre de la vénérable institution. Un tableau qui doit faire à peine plus d’un mètre carré, et qui représente un homme assis, un journal à la main, vêtu d’un costume recouvert d’une robe rouge. Il lève les yeux, comme pour regarder à travers une fenêtre, qui semble être la source principale de lumière.

Un tableau presque banal, comme il y en a des dizaines dans les institutions séculaires comme Cambridge.

Mais voilà qu’aujourd’hui, il a attiré la colère d’une jeune femme. Voilà une image qui lui a paru insupportable, au point de la recouvrir de peinture rouge et ensuite de la lacérer avec une lame.

La vidéo est rapide – à peine une dizaine de secondes. Mais elle est extrêmement frappante. Car ce geste, qui paraît si petit, prend des significations différentes au fur et à mesure qu’on creuse les circonstances qui l’entourent. Et voilà que dans cet acte, il y a tout le drame de notre époque qui se déploie.

En premier lieu, si on ne sait rien du tableau ou de la personne, on associe aussitôt ce geste à d’autres du même style. Des œuvres d’art défigurées, de façon plus ou moins permanente : la mode se répand, avec un effet mimétique tout girardien. On a eu par exemple le tableau de Delacroix, la Liberté guidant le peuple, qui avait été tagué. Puis les ébauches de la Marseillaise, détruites lors d’émeutes qui ont eu lieu autour de l’arc de triomphe en 2018. Plus récemment : à Londres, à la National Gallery, et même au Louvre, où Mona Lisa a été aspergée de soupe (peut-être à la tomate).

Mais il faut connaitre l’identité de la perpétratrice pour dévoiler la deuxième couche : elle fait partie du collectif Palestine Action. Ils se revendiquent sur leur compte X comme « le réseau d’action directe qui démantèle la complicité britannique avec l’apartheid israélien. »

Or ce tableau n’est autre qu’un portrait d’Arthur Balfour, qui fut premier ministre britannique au début du XXème siècle, mais surtout Secrétaire aux affaires étrangères pendant la Première Guerre mondiale. En 1917, il écrivit une courte lettre au nom du cabinet à l’intention du second Baron de Rotschild, un important dirigeant de la communauté juive britannique de l’époque, pour que ce dernier transmette à la Fédération Sioniste de Grande Bretagne et d’Irlande, le soutien du gouvernement de Sa Majesté à l’idée d’établir un état juif dans la région qui était encore sous contrôle Ottoman et qui s’appelait alors Palestine.

C’est à ce point précis que le collectif s’attaque : « Rédigée en 1917, la déclaration de Balfour a commencé le nettoyage ethnique de la Palestine en promettant de céder la terre – ce que les Britanniques n’ont jamais eu le droit de faire. »

A ce stade, il faut peut-être lire directement la déclaration Balfour pour se rendre compte, immédiatement, que c’est faux.

« Ministère des affaires étrangères,
2 novembre 1917.
Cher Lord Rothschild,
J’ai le grand plaisir de vous transmettre, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration suivante de sympathie pour les aspirations sionistes juives, qui a été soumise au Cabinet et approuvée par lui.
Le gouvernement de Sa Majesté considère favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et fera tout son possible pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine, ou aux droits et au statut politique dont jouissent les juifs dans tout autre pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.* »

Au-delà de l’outrance, on ne peut pas s’empêcher de se demander : mais quel est le rapport ? En quoi détruire une œuvre d’art va aider les Palestiniens ? En rien immédiatement, mais cela fait partie de cette stratégie de harcèlement continu. Tout devient politique, tout devient une cible, tout le temps. Tout, y compris les tableaux, y compris les livres, y compris les noms de rue. Tout ce qui touche à Israël, au sionisme, et aux Juifs de près ou de loin, doit être ciblé, inlassablement.

Ce week-end, il y a par exemple eu l’inauguration d’un musée de la shoah aux Pays Bas. Une foule se trouvait devant pour manifester, insulter, crier.

A Paris, une manifestation féministe : les organisations pro-Israël ont dû être exfiltrées. On y a entendu comme slogan : “Sionistes, fascistes, hors de nos luttes féministes !”

Aux Oscars, les artistes-engagé ont manifesté leur soutien en portant une épinglette. Quelle jolie idée, une épinglette pour appeler au cesser le feu. Personne ne leur avait dit que le design (une main rouge) était en référence au massacre de Ramallah survenu en octobre 2000. Deux Israéliens s’étaient égarés, et avaient été lynchés par une foule prise de frénésie meurtrière. Au point d’éviscérer les deux Israéliens, et de s’afficher ensuite, les mains couvertes de sang.

La lacération du tableau s’insère donc dans une stratégie pro-hamas, et prend un autre sens lorsqu’elle est le fruit d’une action islamiste. Lorsque ceux-ci prennent le pouvoir, l’une de leur première action est de détruire les œuvres artistiques non-islamistes : voir par exemple l’arrivée des talibans en Afghanistan. Le 11 mars 2001, ils ont fait sauter les bouddhas géants de Bâmiyân. Les images étaient partout, six mois avant le 11 septembre.

Les Occidentaux devraient réfléchir sérieusement à la protection de leurs œuvres d’art, tant que le problème ne concerne que des œuvres de seconde zone. Les Israéliens le font : dès que la guerre a éclaté, les manuscrits de la mer morte ont immédiatement été mis à l’abris.

L’hystérie qui se fixe peu à peu sur celles-ci est très bien illustrée par les commentaires d’un chercheur, qui écrit sur X : « La protestation à Cambridge n’était pas une destruction d’œuvres d’art mais une création d’œuvres d’art. Chaque fois qu’il y a un acte de protestation iconoclaste, les gens semblent penser que s’attaquer à une œuvre d’art est en quelque sorte en dehors de la dynamique de protestation, alors qu’en fait, c’est une pratique qui a une longue histoire. De tout temps, les manifestants ont dégradé des œuvres d’art pour remplacer l’objet de la contestation (statues, portraits, etc.). S’agit-il vraiment d’une “destruction” artistique ? Ne s’agit-il pas d’une création artistique à l’envers ? J’aime beaucoup la nouvelle version de Balfour. Et Trinity devrait continuer à l’accrocher. »

No comment.

L’histoire du portrait de Balfour ne s’arrête pas là. La dernière couche concerne l’histoire du peintre. Laurent Nunez a consacré un fil à ce sujet. Il note que l’auteur du tableau est Philip de László, et qu’il « était le fils aîné d’un tailleur juif de Budapest ». Le tableau avait été peint en 1914, afin de « pour remercier les Anglais de lui accorder l’asile et la nationalité britannique ». Puis en 1917, « les autorités britanniques l’accusent de dialoguer avec l’ennemi, et il passe un an en prison. Tout ça pour quelques lettres pleines d’amour envoyées à sa sœur et à sa mère restées en Hongrie… László est réhabilité en 1919. »

Heinrich Heine avait écrit, dans sa pièce Almansor **: « Là où ils brûlent des livres, ils finiront aussi par brûler des personnes. » Il faudrait ajouter un codicille : dans notre société des réseaux, les images ont remplacé les livres.

Lacérer un tableau peint par un juif, montrant un homme politique britannique qui a soutenu les aspirations nationales du peuple juif : leur message ne saurait être plus clair.

Fin du 156ème jour, 10 mars 2024, 30 Adar I 5784.

Foreign Office,
November 2nd, 1917.

Dear Lord Rothschild,
I have much pleasure in conveying to you, on behalf of His Majesty’s Government, the following declaration of sympathy with Jewish Zionist aspirations which has been submitted to, and approved by, the Cabinet
His Majesty’s Government view with favour the establishment in Palestine of a national home for the Jewish people, and will use their best endeavours to facilitate the achievement of this object, it being clearly understood that nothing shall be done which may prejudice the civil and religious rights of existing non-Jewish communities in Palestine, or the rights and political status enjoyed by Jews in any other country.
I should be grateful if you would bring this declaration to the knowledge of the Zionist Federation.

**Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen.