Journal d’un civil (128) M. Suzuki

Dimanche 11 février.

En 2018, nous avons, ma femme et moi, passé trois semaines délicieuses à Tokyo. C’était le début de l’été. Nous venions de terminer l’oulpan, et nous avions enfin l’occasion de faire le voyage dont nous rêvions depuis un moment.

Nous étions logés en plein cœur de Tokyo, chez une amie tokyoïte de seizième génération. Sa famille possède un temple bouddhiste dans la ville de Bunkyo, et voilà que nous dormions dans l’aile qu’elle occupait d’habitude.

Notre amie était absente la plupart du temps : elle s’occupe également d’un autre temple à Wakayama, et, cet été-là, elle y passa la majeure partie de son temps. Les quelques soirs où nous étions tous ensemble, elle avait insisté pour que nous rencontrions Monsieur Suzuki, un ami de longue date de sa famille, et, m’avait-t-elle expliqué, un grand ami d’Israël.

Elle avait ajouté : quand je lui ai dit que vous veniez, il a absolument voulu vous rencontrer !

La soirée fut mémorable. Je reproduis ici mon journal de l’époque.

Mercredi 27 juin 2018.
Dîner avec Monsieur Suzuki, qui est un ami du père de M., et qui se fait appeler « oji-sama* » par M. et sa sœur.

Il arrive avec un de ces masques en papier qu’affectionnent les Japonais, parce qu’il a eu une chirurgie dentaire, et, dit-il, parce qu’il a un peu froid. Lorsqu’il enlève le masque, il parle avec la main devant sa bouche.

Monsieur Suzuki est un homme d’un certain âge. Il est venu avec sa compagne, qui est journaliste pour un magazine spécialisé dans la papeterie (un énorme marché au Japon). Sa profession est pour la moins étonnante : il est bonze. Autrement dit prêtre bouddhiste : il s’occupe d’un petit temple tokyoïte.

Surprise : Monsieur Suzuki parle français, un français absolument parfait, un français qu’on pourrait prendre en note et publier en collection blanche immédiatement. Il est d’ailleurs traducteur et a publié plusieurs ouvrages en japonais.

Monsieur Suzuki a amené avec lui son plat préféré du moment : des hamburgers et des cheeseburgers de chez MacDonald’s. A la suite d’un problème d’estomac, c’est, en ce moment, le seul type de nourriture qu’il arrive à digérer. Il me dit : aujourd’hui on trouve toutes les cuisines du monde à Tokyo, ça montre combien les Japonais accueillent toutes sortes d’influences (il dit que ça vient de leur « caractère démocratique »). Pareil pour les religions : shinto, bouddhisme, christianisme, etc.

Il demande d’où on vient. On lui explique : Français et Américain, mais maintenant on est Israéliens. Son œil s’allume.

Il dit d’emblée : « je suis pro-israélien ! » Il ajoute que les Japonais de sa génération suivent le vent des médias : en général, ils sont pro-palestiniens sentimentaux. On leur montre des images, et ils pensent : les pauvres. Après la guerre de 67, explique-t-il, on leur a bourré le mou. En particulier les communistes, qui avaient une organisation « armée rouge japonaise ». Il me demande si j’en ai entendu parler. Je lui dis que malheureusement, beaucoup d’Israéliens en ont entendu parler. Il semble néanmoins optimiste. Selon lui, la jeune génération semble plus intéressée par la recherche de la vérité.

Lui, explique-t-il, sait de quoi il retourne ; il sait très bien par exemple avec quelle habileté les médias ont renversé la cause et l’effet, lorsqu’ils ont parlé, il y a quelques semaines, de la mort de cinquante soldats du hamas.

Il dit : mais c’est difficile pour les Japonais de comprendre cette région. La superficie d’Israël est plus petite que celle du Kansai !

On commence à manger le délicieux repas cuisiné par M. : chirashizushi servi dans un grand bol en bois, un ragoût thon/poireaux, tradition culinaire de l’époque d’Edo, de la kabocha (citrouille japonaise), des aubergines en pickle, du saumon, le tout arrosé de saké pétillant – à la mode depuis quelques années – et de vin rouge italien.

Le repas entamé, Monsieur Suzuki passe aux conversations sérieuses. Il me demande comment je comprends la différence entre Eloqim et le tétragramme (il ajoute : Ado-shem). Je ne pense pas qu’il me demande vraiment quelle est la différence, ça ressemble plus à un test. Je dis : Eloqim, c’est Dieu tel qu’il se manifeste à travers la nature. Il dit : mais alors pourquoi c’est au pluriel si c’est le Dieu Un ? Je dis : oui, mais le verbe est au singulier.

Ça a l’air de lui aller. Il a dû juger que je n’étais pas totalement illettré.

Il se lance dans une explication lacanienne, l’un des auteurs qu’il apprécie le plus. Il dit : c’est comme s’il y avait deux axes. Un vertical, un horizontal**. La pensée hébraïque amène la troisième dimension du repère.

Il dit également que la structure de l’être est fractale : on a tout notre ADN dans chacune de nos cellules. J’ajoute : holographique ? Il acquiesce.

Il dit encore : cette structure se voit dans le nombre d’or. Il prend une feuille et il écrit une formule qui se déplie comme des poupées imbriquées les unes dans les autres. A la fin, il écrit « = 1,618033 ».

Il dit : c’est là Eloqim.

Je lui demande : mais quel est le lien ?

Il rit. C’est trop long à expliquer ! La prochaine fois.

On boit un whisky qu’ils ont amené spécialement : du Laphroaig, 10 ans d’âge. Il insiste pour qu’on l’éclaircisse avec un peu d’eau japonaise très pure, de la Suntori.

Il a également emmené des pâtisseries typiquement japonaises, parce que M. lui a dit que ma femme les aime particulièrement. Il y a, entre autres, le fameux gâteau aux fraises et à la crème. Prendre une bouchée, c’est comme mordre à travers un nuage.

La conversation devient plus légère au fur et à mesure que la bouteille de whisky diminue.

Monsieur Suzuki et son amie ont échangé leurs montres. Lui, porte sa petite Rolex, elle, porte sa grosse Omega. Ils ont aussi changé les bracelets, et ont opté pour un bracelet sport vert bouteille, avec ferronnerie argent.

Ils nous racontent leurs aventures, un voyage récent à Hong Kong, leurs rencontres.

Vers onze heures vingt, ils repartent : fin de la soirée avec un bonze lacanien féru de kabbale !

Monsieur Suzuki me donne son numéro de téléphone. Il me dit : on parlera plus longuement de Lacan et de kabbale !

Je n’ose pas trop l’appeler, la fin du séjour passe à toute vitesse.

Les années qui suivent, on rêve, avec ma femme, de revenir à Tokyo, de se promener à nouveau à Jimbocho, d’aller enfin voir un kabuki et d’acheter des tissus dans le marché idoine. Et de revoir les amis, et d’aller rendre visite à Monsieur Suzuki pour reprendre le fil de la conversation et enfin entendre sa théorie sur le lien entre le nombre d’or et le nom Eloqim.

Mais ce jour n’arrivera pas.

Peu de temps après le cirque du Covid, au cours de l’été 2021, je prends des nouvelles de tout le monde auprès de M. Elle me dit : Monsieur Suzuki nous a quitté au mois de février.

Une grande tristesse m’envahit. La tristesse d’une occasion manquée, mais teintée de la joie d’avoir passé une soirée absolument inoubliable en sa compagnie. Parfois j’y repense, et alors, je continue à vider cette bouteille de Laphroaig, quelque part dans la salle de réception d’un temple bouddhiste tokyoïte.

Je me suis toujours dit qu’il fallait que je lui rende hommage d’une manière ou d’une autre. A l’occasion de l’anniversaire de son départ, c’est chose faite.

Monsieur Suzuki, qui parlait de Qumran comme si il y avait vécu : que sa mémoire soit une bénédiction.