Sept questions après la catastrophe

La Shoah est comme un trou noir dans l’histoire du monde. Un événement que l’on a du mal à regarder en face et qui semble absorber tour ce qui est à côté de lui tant il est massif.

L’histoire de cet événement a traversé plusieurs phases. La première phase a été une phase de silence. Les survivants n’en parlaient pas, ou peu ; ils étaient trop occupés à vivre, à construire, à remplacer les camps de la mort par une vie aussi bien vécue que possible. Ils essayaient aussi d’oublier, pour que l’événement sorte de leur présent et soit transféré dans leur passé, seul endroit où il pourrait arrêter son œuvre destructive.

Leurs contemporains ne voulaient pas trop écouter de toute façon. Ceux qui avaient vécu les atrocités du vingtième siècle pensaient que eux aussi avaient suffisamment soufferts. Et ceux qui ne les avaient pas vécu ne voulaient pas entendre. Trop tôt. Trop violent. Trop impensable.

La deuxième phase fut celle du souvenir et de la commémoration. On recueillit les témoignages, on étudia le sujet sous tous les angles (historique, juridique, sociologique, et même linguistique), on créa des musées et des monuments, on enseigna la Shoah à l’école. On était suffisamment proche de l’événement pour qu’on en sente encore les ondes de choc, mais suffisamment loin pour arriver à le regarder en face sans être écrasé par le poids de son déroulé.

La troisième phase, qui commence à peine, est la phase de l’après. Maintenant que l’événement a été mis en lumière autant que faire se peut, que va-t-on en faire ? Maintenant que les derniers témoins s’en vont vers l’autre monde, que va-t-il rester ?

La difficulté de cette phase repose sur une ambiguïté : la Shoah pose question, mais elle ne pose pas la même question selon la personne ou le groupe qui la considère. Mais à chaque fois, la question est massive, perturbante, et la tentation de tourner la tête pour ne pas avoir à l’affronter est de plus en plus forte à mesure que le temps passe, parce qu’il est de plus en plus facile de le faire.

Alors quelles questions pose la Shoah ?

En premier lieu, elle interroge les survivants, qui sont de moins en moins nombreux. En 2023, on estime qu’ils sont environ quatre cent mille. Eux seuls savent, dans le secret de leurs nuits sans sommeil, quelles sont les questions qu’ils se posent. Et comment, au seuil de cette vie, ils ont pu, ils ont su, y répondre. Ce sont des questions qui resteront entre eux et l’Ancien des jours, entre eux et leur conscience, entre eux et leurs camarades et familles disparus.

En second lieu, la Shoah interroge les familles des rescapés et leurs descendants. Pour eux, à l’échelle de la mémoire familiale, l’événement est encore récent. A peine soixantaine-dix ans : pour la concaténation des générations c’est à peine un ou deux maillons, un grain de rien à l’échelle du temps. Le traumatisme est toujours là. Certes un peu moins à vif, mais toujours agissant. La mémoire transgénérationnelle continue trois, quatre générations après, et il faut vivre avec, apprendre à apprivoiser cette histoire, et la soigner peu à peu, génération après génération, jusqu’à ce que toutes les larmes aient été pleurées, jusqu’à ce que tous les kaddish aient été dits, jusqu’à ce que tous les souvenirs aient été transmis. C’est un travail long, compliqué, éprouvant, qui doit se faire au niveau individuel, mais accompagné par la collectivité, une collectivité pleine de commiseration, qui aide à bâtir là où les ruines sont encore fumantes.

La Shoah pose ensuite une question au peuple juif. Car, si il n’était pas le seul visé par l’entreprise de destruction et d’extermination nazie, il en était la première cible. La question est d’emblée métaphysique. Elle interroge l’antisémitisme, sous tous ses masques, sous tous les noms qu’il s’invente au fil des siècles pour faire croire qu’il a changé, alors qu’il est au fond toujours le même. Elle interroge les racines profondes de l’histoire juive, ainsi que son sens et son devenir. Et comme elle est, de surcroît, à quelques années seulement de distance de la fin de notre dispersion, elle l’interroge également. Selon l’angle que l’on choisit elle donne des vertiges de désespoir, ou des vertiges d’espérance. Mais le vertige est là.

Elle interroge les Israéliens, pour qui la Shoah est un cri qui résonne une fois par an, par l’intermédiaire d’une sirène qui hurle pendant trois minutes, à dix heures, le matin du 27 du mois de Nissan selon le calendrier hébraïque. Elle posa la question de la place de l’événement dans l’histoire récente de l’état hébreu, et des responsabilités qui en découlent.

Elle interroge ensuite les Allemands et, de moindre manière, les peuples qui ont participé à la barbarie nazie. Comment une civilisation qui était la plus avancée, et la plus raffinée, d’Europe a pu, en quelques décennies seulement, tomber dans l’abîme ? Comme le disait un de mes rabbins dans un sermon des Grandes Fêtes qui me hante encore vingt ans après : « la civilisation est une construction précaire, bâtie sur le gouffre de la barbarie ». La génération actuelle des Allemands n’est pas responsable de la Shoah, mais elle a une responsabilité historique : s’assurer que les causes qui ont permis cette dégringolade morale ont été réglées, et s’assurer qu’elles ne reviendront plus.

Elle interroge ensuite les chrétiens. Comme disait Manitou, « si mille ans de christianisme n’ ont ‘g pas suffit pour civiliser les Germains, à quoi sert le christianisme ?» Ce qui n’est pas une manière de dire que le christianisme ne sert à rien. Mais la question lui ait posée et c’est aux chrétiens eux mêmes, religieux comme laïques, d’y réfléchir. L’église catholique a amorcé cette réflexion peu de temps après la guerre, par le biais du dialogue judéo-chrétien tout autant que par les travaux de Vatican II. Le silence de Pie XII pendant cette période a été longtemps le sujet de spéculations. Maintenant que les archives ont été ouvertes, la lumière commence à se faire. Le dialogue judeo-chrétien avance, mais il reste tant de chemin à parcourir.

La Shoah pose enfin une série de questions a l’humanité entière, y compris aux peuples qui n’y sont reliés ni par la géographie, ni par l’histoire. Ce sont des questions difficiles. Comment s’assurer qu’une deuxième Shoah n’ait pas lieu ? Et ce d’autant plus que notre niveau technologique a progressé de façon exponentielle depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Mais également question juridique (qu’est-ce qu’un génocide?) et morale.

La plus pressante est pourtant d’une grande simplicité. Elle interroge les nations : êtes-vous enfin prêts à faire une place à Israël ? Ce peuple ballotté par l’histoire, maintenant qu’il est revenu sur la terre de ses aïeux, êtes-vous enfin prêts à l’y rencontrer ?