Super Mario n’est pas le dernier Scorsese

Note : cet article ne contient pas de spoilers.

Le film Super Mario est sorti il y a à peine une semaine, et la critique est déjà tombée. Deux camps semblent se dessiner. D’un côté, les aficionados (on dirait, en employant un terme anglophone plutôt qu’hispanisant : les « gamers »), qui trouvent le film formidable. Le journal du Geek écrit par exemple : « n’importe qui sera sensible au charme nostalgique et à la bonne humeur de Super Mario Bros. le film. On ne pouvait rêver d’une meilleure adaptation. Chapeau !… Euh, casquette ? » 20 minutes a aussi beaucoup aimé et donne quatre étoiles : « La collaboration entre Nintendo et Illumination, studio créateur des Minions, est une réussite ». Quant à Florent Gorges, le meilleur spécialiste français de Nintendo, il donne un 90/100 au film.

De l’autre, les critiques établis, qui, du haut de leur chaire journalistique, dispensent des avis censés fixer le goût du public, sont relativement grognons. Pour eux les choses sont claires : « histoire molassonne […] et tarte » (Première), « l’imagination reste au point mort » (L’Obs), « film fatiguant » (Libération). Plus étonnant, Télérama va jusqu’à avoir de la nostalgie pour le premier film Mario, un nanar des années 90 dans lequel Dennis Hopper jouait un dinosaure : « On en vient à regretter le drôle de chaos du premier film, de 1993, qui propulsait les frères Mario dans une dystopie punk. Ce fut un échec public et critique. Trente ans après, Nintendo ne prend plus de risques et propose un film conventionnel. » (1)

Il y a dans ce court panorama, un résumé assez triste du fossé qui sépare les élites intellectuelles françaises du grand public. Le grand public aime la culture pop, les jeux vidéos et ses héros. Les critiques des journaux sérieux, beaucoup moins. Le site français de référence en matière de cinéma a acté cela depuis fort longtemps : il y a d’un côté les notes des critiques, de l’autre les notes du public. Depuis les années 2000, on peut se délecter de la manière dont les avis divergent.

Pour revenir au film Mario, il y a une question intéressante qui se pose derrière ce fossé : celle du critère. Comment juger le film ? Quel critère utiliser pour voir si il a atteint sa cible, ou pas ?

Les professionnels de la critique utilisent des critères habituels : histoire, développement des personnages, thèmes, etc. Autrement dit, ils jugent Mario comme ils jugeraient le dernier Scorsese ou le dernier Spielberg. Et ils arrivent à la conclusion, que non merci, circulez, il n’y a rien à voir.

La divergence avec le grand public se trouve là. Le spectateur moyen, celui qui a grandi avec les aventures de Mario dans ses nombreuses déclinaisons, ne va pas utiliser le même critère. Shigeruy Miyamoto, ce n’est pas les frères Dardenne, et le grand public le sait parfaitement.

Alors quel critère utiliser lorsqu’on a compris que Mario ne serait pas une critique sociale de la vie d’un ouvrier issu de l’immigration à Brooklyn ?

Peut-il y avoir une valeur à ces œuvres faites pour les enfants lorsqu’on est adulte ?

La question était rhétorique, et je voudrais donner deux exemples de grands intellectuels qui ne rechignaient pas à la culture populaire, y compris, dans le deuxième exemple, lorsqu’il jugeait qu’elle n’était pas de grande qualité.

Le premier exemple concerne C. G. Jung, dont Simenon était un grand admirateur. Ce dernier écrivait, en 1977 : « Il y a quarante ans que je lis Jung et que je l’admire. Lorsque je suis venu vivre en Suisse, j’ai hésité à lui écrire pour lui demander un rendez-vous. Je n’ai pas osé. A quelques temps de là, un grand journaliste suisse […] est allé le voir et a été surpris de voir la plupart de mes livres sur les rayons de sa bibliothèque. Il lui a dit que je rêvais de le connaître. [Jung] a répondu: «Moi aussi. Qu’il vienne quand il veut passer la journée à la maison.» »

Jung lecteur de Simenon, et amateur des aventures du commissaire Maigret ! Si aujourd’hui les qualités littéraires de l’auteur sont reconnues et appréciées, cela n’a pas toujours été le cas. (2)

Le second exemple vient de Proust, et plus particulièrement du dernier volume de la Recherche du temps perdu, le Temps retrouvé.

Le narrateur se rend à une matinée chez les Guermantes, des années après que leur salon ait atteint son zénith. Avant de faire son entrée, il passe par la bibliothèque, laquelle était réputée pour contenir des ouvrages originaux de premier choix. Pourtant ce n’est ni un incunable ni une édition originale qui attire l’attention du héros, mais un livre tout à fait inattendu : François le Champi, de Georges Sand.

D’aucuns diraient que c’est un ouvrage mineur, et, à lire le résumé, on se demande même si quelqu’un, à notre époque aurait envie de lire, ou même de le publier. Le jeune héros du livre est orphelin qui est adopté par une jeune bergère, qui l’élève. Il en tombe amoureux et fini par l’épouser. Il manquait en sous-titre : « Œdipe ressuscité ».

Le narrateur lui-même dit que c’est un livre sans grand intérêt (« Et pourtant ce n’était pas un livre bien extraordinaire, c’était François le Champi »), mais l’ouvrage provoque pourtant chez lui un effet extrêmement fort : « je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j’ouvrais distraitement l’un d’eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec une émotion qui allait jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d’accord avec elles. »

Le narrateur explique ensuite quelle est, selon lui, la raison de cette émotion : François le Champi est le livre qu’avait lu sa mère, lors d’un épisode très important de son enfance, épisode dont il est question dans le tome 1, Du côté de chez Swann. « Ce livre que ma mère m’avait lu haut à Combray presque jusqu’au matin, avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. »

De façon plus profonde, François le Champi aide le héros à retrouver quelque chose de son enfance qui jusque là lui était masqué, comme interdit d’accès. Pourquoi ? « Un livre que nous lûmes ne restent pas unis à jamais seulement à ce qu’il y avait autour de nous ; il le reste aussi fidèlement à ce que nous étions alors, il ne peut plus être ressenti, repensé que par la sensibilité, que par la pensée, par la personne que nous étions alors ; si je reprends dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. »

En continuant cette rêverie, le narrateur imagine quelle serait sa bibliothèque idéale, une bibliothèque dans laquelle il ne rassemblerait que les livres de ce type, des livres qui lui permettrait de réouvrir des pans entiers de sa mémoire.

« Si j’avais été tenté d’être bibliophile […] [je] l’aurais été que d’une façon particulière, […] ce serait souvent non pas à l’exemplaire matériel que je l’attacherais, mais à l’ouvrage, comme à ce François le Champi, contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie […]. »

L’importance de François le Champi n’est donc pas dans la qualité du livre, mais dans le pouvoir d’évocation qu’il a pour celui qui le lit, parce que dans son enfance, il est associé à un événement important, et qu’en réouvrant le premier, il peut se reconnecter immédiatement au second.

Voilà un critère intéressant pour juger d’une œuvre de ce type, et voilà comment Proust nous permet de revenir à Mario.

Le film va-t-il ouvrir, pour nous, spectateurs entre deux âges, la porte des souvenirs de l’enfance, et nous permettre de renouer avec l’enfant qui jouait, ému, après des mois d’attente, à son premier Mario ?

A ce niveau-là, le public ne s’y trompe pas : la réponse est un grand oui, un oui éclatant, joyeux et coloré.

Le film a été supervisé par Shigeru Miyamoto, et on lui en sait gré. Car on y retrouve tous les ingrédients qui font les jeux, à ceci près qu’ils sont organisés de façon narrative.

L’histoire, dans les jeux Mario, est tout à fait secondaire. Il faut finir des niveaux, collecter des étoiles, et basta. Il y a une vague histoire de princesse à sauver, et, en fonction des épisodes, des enjeux tout à fait secondaires qui permettent de donner une cohérence à l’ensemble. Mais tout cela est ténu.

Et voilà que dans le film, tout s’organise de façon cohérente. Les tuyaux, les égouts, les niveaux, les karts, les singes, les champignons, la princesse : tout s’imbrique de façon logique et claire, comme si l’histoire était là depuis le début et qu’on n’y avait pas prêté attention.

Les allusions sont également pléthoriques : pour l’amateur de nintendoiseries, c’est un délice. On pourrait parler de la musique, de l’animation, de la réalisation : tout est bien fait et tout concourt à un divertissement de grande qualité pour les plus petits.

Et pour les grands ? Chacun jugera bien évidemment de la capacité du film à réouvrir les portes de son enfance, mais quelque chose me dit qu’il y arrive de façon excellente. Il suffit de voir les chiffres des entrées, ainsi que les notes laissées par les spectateurs, ceux qui payent pour aller au cinéma, et qui ont compris que Super Mario, ça n’était pas le nouveau Scorsese.

Sources

(1) Les citations de la presse sont rassemblées sur allocine.fr :
https://www.allocine.fr/film/fichefilm-234099/critiques/presse/

La vidéo de Florent Gorge (contient des spoilers dans la deuxième partie) :

Mais c’est ce tweet qui a inspiré cet article, pour avoir ressenti quelque chose de similaire après avoir vu le film avec mon fils :

(2) Sur les liens entre Simenon et C. G. Jung :
https://www.cgjung.net/publications/federico-fellini-georges-simenon-carl-gustav-jung.htm
Malheureusement la rencontre n’a jamais pu avoir lieu : Jung partit pour l’autre monde quelques jours après l’invitation.

(3) Les citations de Proust sont tirées du septième tome de la Recherche (Le Temps retrouvé), dans la version mise en ligne sur :
https://unepagedeproust.org/

Image
Nintendo + Illumination, Public domain, via Wikimedia Commons