Chengyu hébraïque : une histoire de vaches

Il existe une expression en hébreu moderne pour décrire quelque chose qui se déroule progressivement, une expression un peu obscure au premier abord : para, para, “vache par vache”.

Pour comprendre le phénomène linguistique qu’elle dissimule, il nous faut faire un petit crochet par la Chine, où ce style d’idiome a un nom : le chengyu.

Le chengyu (成語) est une expression, composée le plus souvent de quatre caractères, qui a une valeur proverbiale mais dont le sens est totalement obscur à première vue.

A première vue seulement, parce que le chengyu est en réalité le dernier maillon d’une chaîne somme toute logique : il renvoie systématiquement à une histoire, censée, à la base, être connue, et dont le chengyu constitue soit un condensé, soit la morale.

Ainsi, plutôt que de raconter toute l’histoire à chaque fois, on se contente de l’évoquer en quelques mots clés. Mais gare à celui qui ne connait pas l’allusion : le lien entre les mots et le sens exprimé devient alors tenu, voire franchement incompréhensible.

Le chengyu “le cheval du vieillard de la frontière” (en japonais 塞翁が馬, en chinois 塞翁失馬) a ainsi le sens de revers de fortune imprévisible. Pourquoi ?

On trouve l’histoire dans le chapitre XVIII du Huainanzi (淮南子), un recueil d’essais datant du IIème siècle avant notre ère :

“La bonne fortune et la mauvaise fortune s’engendrent l’un l’autre, et il est difficile de prévoir leur mutation. Un homme juste vivait près de la frontière. Sans raison, son cheval s’enfuit en territoire barbare. Tout le monde se mit à le plaindre. Mais son père lui dit : “qui sait si cela n’amènera pas une bonne fortune?” Quelques mois plus tard, le cheval revint avec un groupe de nobles destriers du royaume barbare. Tout le monde se mit à le féliciter. Mais son père lui dit : “qui sait si cela n’amènera pas une mauvaise fortune?” Une maison riche a de bons chevaux, et le fils adorait les monter. Il tomba et se cassa la jambe. Tout le monde se mit à le plaindre. Mais son père lui dit : “qui sait si ça n’amènera pas une bonne fortune?” Un an plus tard, les barbares passèrent la frontière et envahirent le pays. Les hommes adultes bandèrent leurs arcs et partirent au combat. Neuf habitants sur dix furent tués, si ce n’est le fils, à cause de sa jambe cassée. Père et fils survécurent. Ainsi : la mauvaise fortune amène la bonne fortune ; la bonne fortune amène la mauvaise fortune. Cela se produit sans fin et personne ne peut la prévoir.”

Dire “c’est comme le cheval du vieillard de la frontière”, c’est donc rappeler que quel que soit l’évènement, on ne sait pas vraiment ce qui va en sortir.

Autre chengyu très connu : “la mère de Mencius a déménagé trois fois” (孟母三迁) signifie “faire de gros efforts pour donner une bonne éducation à ses enfants” ou “prendre en compte l’environnement social dans l’éducation de ses enfants”. Pourquoi ?

“La mère de Mencius […] vivait près d’un cimetière lorsque celui-ci était jeune. Il y jouait et imitait les tâches que l’on y effectuait. Il construisait des tombes et dirigeait des funérailles avec grand enthousiasme. Sa mère dit : “ce n’est pas un endroit pour habiter et élever mon fils”. Elle déménagea et s’établit près d’un marché. Mencius fit semblant d’être un colporteur qui poussait des choses à vendre. Sa mère dit : “ce n’est pas un endroit pour habiter et élever mon fils”. Ils déménagèrent à nouveau, et s’établirent près d’une école. Mencius se mit à jouer avec des ustensiles utilisés pour les sacrifices, à imiter les rites suivi par un invité qui s’incline, cède le passage, entre et sort. La mère de Mencius dit : “vraiment, je peux vivre ici avec mon fils”. Et c’est ainsi qu’ils vécurent là.”

Tout parent qui se soucie de l’éducation de ses enfants se retrouve à un moment dans la situation de la mère de Mencius, raison pour laquelle ce petit bout de phrase est devenu un chengyu.

Le phénomène n’est évidemment pas uniquement chinois : le français connaît ce jeu également, mais n’a jamais trouvé bon de lui donner un nom.

Dire “rien ne sert de courir” est par exemple clair pour tout francophone, alors qu’il reste tout à fait obscur si on ne connaît pas la fable et la morale de La Fontaine.

Dire “c’est comme le sparadrap du capitaine Haddock” est une allusion évidente pour tout lecteur de Tintin et évoque une chose dont on essaye, bien en vain, de se débarrasser, en référence à une séquence de l’Affaire Tournesol, où le petit morceau collant apparaît dans trente cases !

Et dire “couper le gâteau comme Obélix” renvoie à la scène d’Asterix et Cléopâtre où Panoramix demande à Obélix de couper le gâteau en trois. Mais notre héros fait semblant de ne pas entendre le sous-entendu : “en trois parts égales”.

Revenons à notre “vache par vache”. C’est un chengyu hébraïque ! Il renvoie à une histoire, qui comporte une allusion un rien grivoise.

Deux taureaux se promènent dans la nature : une jeune taureau fougueux et un vieux taureau sage. Et voilà que soudain, dans une plaine, ils tombent sur un troupeau de vaches. Le jeune taureau, tout excité, dit : « allez, on se les fait toutes !». Mais le vieux taureau secoue la tête, et répond : « prenons notre temps. Vache par vache – para para

L’expression fait rire ceux qui connaissent l’histoire et laisse les autres cois.

Force du chengyu !


Notes
L’expression est utilisée dans une vidéo hilarante avec Gal Gadot : https://youtu.be/iX01L8wmhBk

Traduction du cheval du vieillard de la frontière : https://en.wikipedia.org/wiki/The_old_man_lost_his_horse

L’histoire de la mère de Mencius se trouve dans l’ouvrage Biographies de femmes, de Liu Xiang (Ier siècle avant notre ère), ouvrage qui compile 125 biographies de femmes. On peut trouver une version en anglais dans Images of women in Chinese thought and culture, Robin Wang, Hackett Publishing company, 2003, p. 150.

Le sparadrap du capitaine Haddock a droit à sa propre entrée dans le Wiktionnaire, citations à l’appui : https://fr.wiktionary.org/wiki/sparadrap_du_capitaine_Haddock


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