Le chapeau du Rabbi de Loubavitch (1/2)

Il y a un grand principe qui semble régir l’édition contemporaine : les livres important ne sont pas disponibles. Ou alors ils épuisés, ou disponible chez un éditeur totalement confidentiel, ou à un tirage minuscule. En tous cas, le grande public y a difficilement accès.

Un cas éclatant : les mémoires du sixième Rabbi de Loubavitch, qui récapitulent en un texte tout Kafka, tout Hannah Arendt et tout Soljenitsyne, voire plus.

L’accusé qui ne sait pas de quoi, l’absurdité, la déshumanisation, le prisonnier dont l’identité est réduite à un numéro, la bureaucratisation du mal, la dilution de la responsabilité, le fonctionnaire qui dit « on m’a dit de faire ça », les vengeances mesquines, le sadisme gratuit, le mal réduit à un spectacle, la condition métaphysique de l’enfermement, la possibilité que l’enfer existe et que ce soit en réalité notre monde, la résistance, l’importance du langage et de l’éthique de la vérité, la lutte entre le bien et le mal : la liste pourrait continuer.

Ce texte anticipe les trois pour leur analyse des systèmes totalitaires et la déshumanisation qui en résulte, mais les dépasse, car il donne en même temps le vade mecum, la manière d’un résister d’y survivre, et in fine, de les abattre.

Dans ce modeste essai, qui ne peut être qu’un pâle reflet du texte original, nous allons nous attacher à examiner une seule dimension, directement liée à notre sujet de la rectification des noms : l’éthique de la vérité.

Yoseph Yitzhaq Schneerson est né en 1880, à Loubavitch, une petite ville de l’empire russe située aujourd’hui non loin de la frontière biélorusse. Héritier d’une dynastie hassidique, il est le seul fils de son père, Rabbi Sholom Dovber Schneerson, dont il devient le secrétaire à l’âge de quinze ans.

L’empire russe de l’époque est en pleine agitation, travaillé par d’innombrables mouvements politiques, philosophiques et sociaux. Les nihilistes connaissent par exemple leur grand moment. Mouvement mi-philosophique mi-politique, il s’est répandu parmi les étudiants. L’un d’eux, Narodnaïa Volia, assassine le Tsar Alexandre II en 1881. Le complot est découvert : l’une des participante est juive. Aussitôt, des pogroms éclatent à travers le pays. Ces mouvements de violence plus ou moins spontanés se multiplient pendant les années qui suivent.

L’arrivée des communistes ne va pas améliorer la situation. Bien qu’il y ait parmi eux de nombreux juifs (Trotski était le chef des Mencheviks, et, malgré leur nom – les minoritaires – ils constituaient bien l’essentiel des troupes), l’identité juive est considérée comme un reliquat du passé. Que ce soit dans sa dimension nationale (les communistes étaient vigoureusement antisionistes) ou dans sa dimension religieuse (après tout, leur prophète, qui était lui-même un Juif assimilé, les avait prévenus : « la religion est l’opium du peuple »).

La seule dimension qui trouvait grâce à leurs yeux était la dimension ethnique : dans l’empire soviétique, toutes les nationalités étaient censées être à égalité, et, officiellement, l’URSS n’était pas l’empire russe (la preuve qu’ils donnaient était que Staline était géorgien). Si bien que pour les Juifs d’URSS, la solution était simple : se fondre dans la masse soviétique, et renoncer à toute dimension religieuse.

C’était mal connaître les juifs hassidiques.

Mouvement extrêmement peu connu, même si, en Occident il est le plus visible en raison des vêtements traditionnels que ses pratiquants portent, le hassidisme est une histoire récente au vu de l’histoire juive, puisqu’il est apparu au XVIIIème siècle.

Le hassidisme est une branche du judaïsme qui se voulait proche du peuple, et loin de l’attitude intellectuelle froide qui prévalait à l’époque dans les académies talmudiques. Aller à un rassemblement hassidique, c’est bien sûr écouter un discours de Torah extrêmement profond du Rabbin, mais c’est également passer des heures à danser, à chanter, à manger, à boire, en un mot : à célébrer la vie.

Surtout, les hassidims pratiquent un judaïsme que l’on pourrait qualifier, vu de l’extérieur, de strict. Vu de l’extérieur, parce que de leur point de vue, il n’en est rien : la notion que la loi enferme est une notion chrétienne qui leur est totalement étrangère. Manger casher, respecter le shabbat, les fêtes et toutes les minuties du judaïsme leur parait absolument évident. Et ce pour des raisons métaphysiques : le Créateur du monde a révélé sa volonté par le biais de la Torah, et demande à chaque Juif d’accomplir la mission qui lui est propre. Dans cette perspective, accomplir un commandement n’est pas une restriction de la liberté, c’est une manière de se relier à l’infini et d’aider le Maître de l’univers dans la mission qu’il nous a confié.

Toute cette petite introduction pour peindre le paysage dans lequel les événements qui viennent vont se dérouler. Revenons à Yossef Yitzhaq Schneerson et à sa jeunesse.

En tant que fils du cinquième Rabbi de Loubavitch, il est destiné à de grandes choses. Il est l’héritier de la dynastie, et bientôt, il aura à sa charge non seulement le destin des centaines de hassidim qui le suivent, mais également celui de toutes les institutions : les écoles et les académies talmudiques. Pièces essentielles de la vie juive, puisqu’il s’agit d’étudier la tradition afin de savoir ce qu’on a à faire dans le monde.

Et pour cela, entre 1891 et 1920, il est arrêté six fois. Quatre fois par la police du tsar, deux fois par la police du « nouveau régime ». A chaque fois, on le garde quelques heures pour l’interroger.

En 1920, à la mort de son père, il devient le sixième rabbi de Loubavitch. Les temps sont tumultueux. La guerre civile fait rage en Russie depuis la révolution d’octobre 1917, opposant les bolcheviks au pouvoir à un certain nombre d’adversaires. Les populations juives sont souvent prises entre les deux : les morts se comptent en centaines de milliers.

Surtout, le parti communiste a créé dès 1918 la Yevsektsiya, une section aux affaires juives, dont le but principal était de défaire les Juifs orthodoxes de toute activité religieuse, car réactionnaire.

Le nouveau Rabbi de Loubavitch ne l’entend pas tout à fait de cette oreille. En plus de critiquer l’athéisme du nouveau régime, il demande à ses disciples de fonder des écoles.

En 1924, il est forcé par la Tcheka, la police secrète, de quitter Loubavitch et de s’installer à Saint Pétersbourg, qui s’appelle alors Leningrad. Cela ne l’empêche pas de continuer ses activités : dix branches éducatives à travers l’URSS, des écoles, des bains rituels, des réseaux de viande casher, etc. Tout pour que la vie juive puisse continuer en dépit des soviets.

En 1927, le régime est bien établi. L’URSS se veut un pays nouveau, un peuple nouveau. Et ses dirigeants n’ont aucune patience pour tout ce qui se tient en travers de la route. Surtout pas pour un Juif en barbe et en chapeau qui semble les défier, y compris alors qu’il est sous surveillance du NKVD au cœur de la capitale.

Un dimanche en début d’année, un dirigeant de la communauté juive de la ville, qui n’était pas un hassid, est arrêté par la GPU pour être interrogé. L’une des questions récurrentes concerne le rabbi de Loubavitch, à tel point qu’une fois sorti, le dirigeant en question va aussitôt voir un élève du Rabbi pour le supplier de demander à ce dernier de quitter aussitôt la ville. Le jeudi soir suivant, alors qu’il se promène, il est stupéfait de constater que la synagogue Loubavitch est illuminée, et qu’elle est bondée. C’est le soir du petit Pourim, une fête qui célèbre les événements décrits dans le livre d’Esther : le vizir de Perse lance une persécution contre les Juifs, qui, sous la direction de deux dirigeants exceptionnels, vont résister et finir par triompher. Ce soir-là, le rabbi donne une longue leçon sur le sujet. Le message est clair : il ne se laissera pas intimider.

Quatre mois plus tard, le soir du 14 juin 1927 (14 Sivan 5687 dans le calendrier hébraïque), alors que minuit est passé, le Rabbi en a enfin terminé avec ses obligations de la journée. Il a reçu des gens toute la soirée, puis a fait la prière du soir avec le quorum, et, après s’être lavé les mains, il s’est enfin assis à table pour dîner avec sa famille.

Soudain, on sonne à la porte. Deux hommes entrent dans la salle à manger en criant, suivis par des hommes en armes : « Nous sommes des représentants de la GPU. Qui est Schneersohn ? Et où est-il ? »

Le Rabbi répondit calmement : « Je ne sais pas quel Schneersohn vous cherchez [son gendre, qui portait le même nom, était également très impliqué et deviendra le septième Rabbi de Loubavitch]. Si vous entrez chez quelqu’un, vous devez sûrement savoir par avance qui habite là, et cette comédie est inutile. Donnez votre message et exprimez clairement ce que vous souhaitez. Le concierge de l’immeuble, qui connaît l’identité de chaque résident, est ici avec vous. A quoi sert cette interruption et cette clameur? »

Le ton est posé, et les représentants de la GPU ne l’apprécient guère. « Vous ne semblez pas connaître nos méthodes », dit-il.

« Il est vrai, répond le Rabbi, je ne connais pas pleinement vos méthodes, et je n’ai aucun désir de les connaître. Soit vous êtes dans l’erreur, soit quelqu’un nous a diffamé. Dans les deux, cela ne fait aucune différence en ce qui me concerne. Quant aux émissaires de votre organisation, je ne les ai jamais craint, je ne les craint pas, et je ne les craindrai jamais. »

Les hommes du GPU fouillent alors l’appartement, sans aucune explication. Ils interrogent les filles du rabbin : « à quel parti appartenez-vous ? »

Elles répondent qu’elles appartiennent au « parti de leur père, qu’elles sont des femmes juives apolitiques qui ont à cœur les traditions juives et détestent les nouveaux mouvements ».

L’une d’elle explique même à l’agent du GPU : « Toute la tragédie est que vous voulez tout accomplir par la force et la coercition. C’est contre l’éthique et c’est répugnant, essayer d’intimider des gens intelligents et éduqués par la force du poing et la menace des armes ».

Après avoir cherché la maison pendant près d’une heure et demie, la tension monte d’un cran lorsque l’officier de la GPU demande au rabbi de signer un document indiquant que la fouille a été effectuée selon la loi prévue à cet effet et qu’il avait été informé de son statut de prisonnier.

Le rabbin refuse de signer. Il explique : « En ce qui me concerne, toute cette visite et cette fouille est suspecte. Tout le monde sait qui est le rabbin Schneersohn et ce que sont ses activités. »

Il continue en expliquant qu’il ne s’est jamais caché, qu’il a une synagogue, qu’il donne des discours hassidiques pendant le shabbat et les fêtes juives.

L’officier de la GPU l’interrompt brutalement : « La GPU est responsable de ses actes et ne craint pas les critiques. Si l’ordre a été donné de vous arrêter, je suis certain qu’il y a toute autorité à le suivre. Je suis ébahi par vos mots. Soyez pleinement conscient que vous êtes désormais mon prisonnier. »

Ce à quoi le rabbin répond : « je ne comprends pas pourquoi vous m’avez interrompu, et pourquoi vous ne m’avez pas laissé terminer ma requête. »

Ce pouvoir totalitaire, comme chaque pouvoir totalitaire tient en grande partie par la crainte, et voilà un homme qui regarde les agents droit dans les yeux et qui leur montre qu’il n’a pas peur d’eux. Mieux : il leur tient tête, et va continuer à argumenter avec tous les représentants qu’il va croiser pendant son incarcération, réclamant à chaque fois qu’on respecte ses droits.

D’où tire-t-il cette force ? Où trouve-t-il cette puissance qui le fait regarder les représentants de ce qui se révélera l’un des régimes les plus meurtriers de tous les temps.

La réponse est simple : trois mille ans de judaïsme. C’est Moïse face au Pharaon, qui dit : « laisse partir mon peuple ». C’est Mardochée qui refuse de s’incliner face à Haman. C’est Daniel qui refuse de suivre l’édit du roi Darius, dont il était pourtant l’un des principaux ministres, et qui continue à prier le Dieu d’Israël trois fois par jours. C’est toute une tradition et toute une histoire qui considère que c’est au Créateur que l’on a des comptes à rendre et que les hommes de pouvoir, aussi terribles paraissent-ils, ne se que des ombres passagères.

Le livre de prière, dans sa version Loubavitch, se termine par une série de trois phrases, chantées sur un ton extrêmement joyeux après chaque office qui commence par « ne crains pas la peur subite » et qui se termine par « le justes remercieront Ton nom, les droits baigneront dans ta présence ». La force spirituelle du sixième rabbi de Loubavitch lui permettait d’être dans notre monde tout en étant simultanément connecté au monde du juste et du vrai. Là était l’une des forces qui lui a permis d’affronter l’épreuve à venir.

(A suivre).