(Suite de la première partie.)
Revenons au sixième rabbi de Loubavitch et à son arrestation.
On finit par l’escorter jusqu’au véhicule qui l’attend à l’extérieur. On l’a autorisé à emporter quelques affaires avec lui, dont son livre de prière, son châle de prière ainsi que ses teffilins, deux petits boîtiers de cuir que les Juifs placent sur le bras et sur la tête au moment de la prière du matin, des accessoires religieux extrêmement précieux.
L’homme qui l’arrête lui a même promis qu’il pourrait les utiliser et que personne ne l’interrompra pendant ses prières. Il lui a également promis qu’il n’était arrêté que pour être interrogé et qu’il serait de retour dans la journée. Deux mensonges.
On l’emmène à Spalerka, la grande prison de Léningrad. Le lieu sert à emprisonner les prisonniers politiques, à les torturer et à en tuer certains. Elle rappelle, par son fonctionnement, Loubianka, l’immeuble où se trouvait la Cheka et sa prison à Moscou, dont on disait que c’était le plus haut bâtiment de la ville, parce que de ses caves, on pouvait voir la Sibérie.
Arrivé à la prison, on le fait descendre et on l’emmène à l’intérieur. Il se retrouve dans un long corridor : on lui demande de se rendre au bout. Tremblant, il s’assied sur un banc, et réfléchit à ce qui est en train de lui arriver
« Qu’en est-il de D.ieu ? Qui a fait cela ? Qui a généré toute cette séquence d’événements ? Tout trouve sa source en D.ieu. Il est vrai que je suis un fils, un époux, un père, un beau-père, quelqu’un qui aime et qui est aimé. Ils dépendent tous de moi, mais moi à mon tour, je dépends de D.ieu, qui a parlé et qui a créé le monde. J’ai fait tout ce dont je suis capable, et D.ieu fera selon Sa volonté, qu’Il soit béni. »
A ce moment-là, le Rabbi raconte l’expérience spirituelle qu’il vit et la force qu’elle lui donne.
On l’emmène ensuite dans une pièce où se trouvent des sténos. On lui dit : « assieds-toi citoyen, voici une liste de questions. Réponds à chacune de façon claire et au bon endroit ».
Le rabbin répond : « je n’ai rien à écrire. Ceci ne me concerne pas et je n’ai rien à répondre ».
S’en suit un dialogue surréaliste :
« Quel est votre titre ?
— Je suis Citoyen honoré pour les générations.
— Ce titre n’existe plus.
— Je ne sais pas si ce titre existe ou pas, mais mon titre est Citoyen Honoré pour les Générations.
— Quelle est votre profession ?
— Je suis impliqué dans les études, l’étude de la connaissance de la divinité, que l’on appelle hassidoute, et l’étude de la loi juive et de son observance, en accord avec la religion juive.
— Religion ! Connaissance de la divinité !
— Oui ! La connaissance de la divinité. Un D.ieu a créé et a formé toute l’existence, et Sa providence divine s’étend sur toutes ses créations : les créatures rampantes de la mer, et les petites créatures du désert en friche, et l’humanité qui est en société civilisée. »
Réponse du sténographe :
« Mais comment est-ce que je vais écrire tout ça sur le questionnaire ?
— Qui vous oblige à écrire ? En ce qui me concerne, vous n’avez rien à écrire. Si vous voulez écrire, écrivez, si vous ne voulez pas écrire, n’écrivez pas. »
Déjà l’argument d’Eichman : je ne faisais que suivre les ordres. Le rabbin le contre en replaçant la responsabilité sur le sujet : chacun a la responsabilité de ses propres actes.
La suite du récit se concentre sur quelques premières heures de la détention. On l’emmène de pièces en pièces, on l’interroge. Il demande encore et encore, et encore, si on peut lui donner ses teffilins afin qu’il prie. On lui refuse. On lui dit que si il les veut, il faut faire une réclamation. Il accepte ; on lui donne du papier et il écrit trois fois le même texte : «je requiers par la présente que l’on ordonne immédiatement au chef de la sixième section de me donner mes teffilins».
On finit par le mettre dans une cellule, avec trois autres détenus. La pièce est microscopique. D’épais murs de pierre, une lourde porte de fer. Un lit et une table enchaînés au sol. Un tuyau traverse la pièce et sert de radiateur. Dans un coin, un récipient pour les commodités et un robinet d’eau. Une fenêtre quadrillées de barres de métal. Au milieu de la porte, une petite ouverture pour le garde puisse voir ce qu’il se passe à l’intérieur, et, en-dessous, une autre ouverture, à travers laquelle on peut passer de la nourriture et les verres d’eau chaude. C’est tout.
Le premier soir, la rabbi arrive, il saigne. Il s’est blessé au ventre après qu’on l’a poussé d’une échelle. Il s’assied, il place son mouchoir sur la blessure pour essayer de la nettoyer un peu.
Un des prisonniers, Juif lui aussi, le reconnaît. Il lui parle en yiddish, il se lamente. Comment a-t-on pu arrêter le Rabbi ? Ce dernier répond à peine. Il n’a pas la force de parler, et il se méfie. Il sait qu’il arrive qu’on mette un faux prisonnier, affable, afin de gagner la confiance de celui qu’on veut faire tomber.
Enfin, quelqu’un vient leur apporter à manger. Le rabbi refuse. Il demande un crayon : il veut écrire. On lui refuse : il a déjà assez écrit comme ça pour aujourd’hui. Il insiste : c’est son droit. Il exige de voir le supérieur. Le garde repart.
Peu de temps après, le supérieur arrive. Les autres prisonniers tremblent. Le supérieur veut savoir pourquoi on l’a dérangé. Le rabbi dit qu’il veut ses teffilin et qu’il a besoin de voir un médecin. Le supérieur refuse la première demande, mais dit qu’il enverra un médecin. Demain. Demain matin, demain soir, qui sait.
La nuit est longue. On apporte aux prisonniers l’eau chaude du soir. Le rabbi refuse : il dit qu’il conduira une grève de la faim jusqu’à ce qu’on lui amène ses teffilins. Le médecin finit par arriver et lui fait un pansement.
A vingt-trois heures, le rabbi fait la prière du soir, enveloppé dans son châle de prière. Au milieu du shéma, le passage qui proclame l’unité fondamentale de D.ieu, il y a du bruit dans le couloir. On ouvre une porte, un homme se met à hurler. On l’emmène. Peu après, dans la cour, des coups de feu.
Le rabbi tremble et se met à pleurer. Une autre porte s’ouvre, la scène se répète. Encore et encore.
Il ne dort pas. Il se remémore l’arrestation et l’emprisonnement de son grand-père.
Au petit matin, il est toujours vivant.
Il écrit dans son journal : « Je ne connaîtrai jamais l’identité de ceux qui furent abattus cette nuit, Juifs ou non-Juifs, businessmen, intellectuels ou membres du clergé. Mais une chose était claire : ceux qui ont été abattu ne méritaient absolument pas la dure peine qui leur a été infligée. Ils avaient une famille : c’étaient des pères pour leurs enfants, des fils pour leurs parents, des maris pour leurs femmes, des gens qui gagnaient leur pain et qui amenaient de la nourriture et des vêtements à ceux qui dépendaient d’eux. Qui va s’occuper de ceux qui leur survivent ?
Qui sait, si à ce moment, alors que ces individus sont emmenés pour être abattus, en criant et en plaidant leur cause, au même moment, leurs femmes, leurs fils, leurs parents ne sont pas profondément endormis, plein d’espoir, ignorant qu’à cet instant, leurs maris, leurs pères, leurs fils est emmené à l’abattoir.
Comme il est tragique, l’homme infortuné, qui, dans ses derniers moments, n’a pas l’opportunité d’exprimer ses dernières requêtes à ceux qui vont lui survivre, d’avoir un dernier regard pour ceux qui lui sont chers, ses biens aimés et ses amis, de bénir ses enfants.
La vie dans cette prison est atroce. Encore plus terrifiante est la mort elle-même. »
Cette nuit-là, note-t-il, cent treize prisonniers ont été pris de la section où on l’avait mis. Seize furent libérés, trente-deux furent transférés (dont six en Sibérie). Cent quatre-vingt trois nouveaux prisonniers arrivèrent.
La journée passe, le soir arrive. Le rabbi n’a toujours rien bu, ni rien mangé. On ne lui a pas non plus donné ses teffilin. Pour lui, c’est là qu’est la véritable douleur : « des heures de souffrance et de torture physique, écrit-il, mais par-dessus tout, de torture de l’âme : teffilin, teffilin. »
Un garde somme les prisonniers d’aller se coucher. Le rabbi récite la prière du soir et s’allonge. Soudain, trois personnes surgissent dans la cellule. Il font l’appel, et emmènent le rabbi avec eux. Il enlève le tissus qu’il porte sur le ventre et qui lui sert de pansement et se lève. Il porte le vêtement traditionnel à franges ainsi que son chapeau.
On lui dit : « Enlève ton chapeau, et boutonne ton manteau afin qu’on ne voit pas tes franges. »
Le rabbin répond simplement : « Non, je n’enlèverai pas mon chapeau.
— Je t’ordonne d’enlever ton chapeau et si tu refuses, ta fin sera amère.
— Je n’enlèverai pas mon chapeau, et je veux que tu saches qui je suis.
— Qui es-tu ?
— Je suis le Rabbi de Loubavitch.
— Et alors ? »
Alors le sixième Rabbi de Loubavitch répond lentement, clairement :
« Le Rabbi de Loubavitch n’a pas peur et n’est pas intimidé par tes tentatives d’intimidation ».
Voilà le Rabbi dans toute sa grandeur. Dans la pénombre de la cellule, dans la prison Spalerka, la lumière devait être éblouissante.
Voilà la rectification des noms dont parlait Confucius : que le roi soit le roi, le ministre le ministre, et, aurait-il dû ajouter que le Rebbe soit le Rebbe.
Le Rabbi de Loubavitch ne retire pas son chapeau : ni pour un garde, ni pour la GPU, ni pour personne. Il garde son chapeau, parce qu’au dessus se trouve une autorité bien plus grande, plus grande que la Cheka, plus grande que la Yevsektsiya, plus grande que tous les apprentis dictateurs du monde.
Le garde grommelle qu’il le fera plier, il le menace que d’ici shabbat il sera au gan eden, mais ne réitère pas sa demande sartoriale. On emmène le rabbi pour son premier interrogatoire.
Et à ce moment-là, le journal s’arrête. Comme si tout ce qui devait être dit avait été dit. Comme si le Rabbi considérait qu’il avait exposé le sens existentiel de tout cela : la prison, la déshumanisation, les meurtres de masse, et lui qui restait debout, même affamé dans son corps et dans son âme, même blessé, même sous la menace. Le rabbi de Loubavitch n’enlève pas son chapeau.
Image : By Rabbi Michel – Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=113967595
Sources :
Sur le contexte historique, j’ai utilisé deux sources récentes principalement : les travaux de Sheila Fitzpatrick, ainsi que The Specter of War, Jonathan Haslam (Princeton University Press, 2021)
Le texte essentiel de toute cette histoire est le compte-rendu qu’en a écrit le sixième Rabbi de Loubavitch après son emprisonnement. La majeure partie du texte a été publié chez Kehot Publication Society, et est disponible en ligne sur le site Chabad : https://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/2976/jewish/Days-of-Light.htm
J’ai également consulté Defiance and Devotion (Kehot, 1996), qui est un recueil de discours hassidiques prononcés par le sixième Rabbi en 1927, année de son incarcération.
Sur le mouvement Loubavitch, on peut lire The Rebbe’s Army (Schocken Books, 2005), de Sue Fishkoff, qui décrit le mouvement au début des années 2000.
Sur le septième et, à ce jour, dernier rabbi de Loubavitch, la biographie que lui a consacré Joseph Telushkin : Rebbe (Harper Wave, 2016). Il raconte l’histoire de l’arrestation p. 461 et 462.
Enfin, la biographie écrite par Adin Steinsaltz : My Rebbe (Maguid, 2014).