Analyse du film Quai d’Orsay, de Bertrand Tavernier (2013).
C’est un film sans prétention qui a reçu un accueil poli. Certains critiques vont même jusqu’à dire que le réalisateur, Bertrand Tavernier, est « passé à côté de son sujet ». Voire.
Car Quai d’Orsay fonctionne à deux niveaux. D’un côté, c’est une farce sur la vie politique française. De l’autre, c’est une méditation sur le rôle du langage dans la cité. Et les deux niveaux font mouche.
N’en déplaisent aux agrégateurs d’opinions qui lui donnent à peine 6/10, Quai d’Orsay est un film extrêmement bien fait. C’est une mise en scène du ministère des affaires étrangères au début des années 2000, à une époque où, dans la vraie vie, se préparait une nouvelle guerre en Irak.
Le ministre, Alexandre Taillard de Worms est un impétueux personnage. Dès qu’il entre dans une pièce, les feuilles se mettent à voler dans tous les sens, déplacées par son pas vif. Il est partout : il sort du cadre à gauche, revient par la droite, trop rapide même pour le personnage principal.
Le personnage principal, c’est Arthur Vlaminck : fraîchement diplômé, il arrive au ministère et n’en possède aucun des codes. Ses collègues le lui font vite savoir : « la chemise qui rebique, la veste qui frise et les chaussures ? Elles sont bizarres ces chaussures ». Bizarre, parce qu’elles ont des bouts carrés, et que dans le monde où il est désormais, ça ne se fait pas.
Ce monde est un monde qui oscille en permanence entre le sérieux et le burlesque. Sérieux, parce qu’il s’inspire grandement de la réalité. Les intérieurs ont été tournés dans les vrais lieux, ou dans des endroits qui s’en rapprochent énormément. Voir par exemple le bureau du ministre qui est réellement celui du ministre des affaires étrangères, ou la salle de réunion du conseil de sécurité à l’ONU dans la scène finale, qui a été réellement tournée sur place.
Sérieux également, parce que beaucoup des analyses qui y sont partagées par les différents collaborateurs sont extrêmement précises et tiennent toujours. Voir par exemple la frustration du conseiller Moyen-Orient, qui peste contre « ces députés qui parlent à tord et à travers de frontières de 67. Y’en a pas trois qui savent par où elles passent » ou les remarques partagées dans l’avion entre l’écrivain Jean-Paul François (« on parle de lui pour le prix Goncourt ») et le ministre sur la complexité des États Unis : « c’est un pays avec plusieurs héritages, avec une double inspiration ». Effectivement, voilà un des points de base que beaucoup de commentateurs semblent ignorer dès qu’il s’agit de parler des USA. Les deux sources évoquées renvoient au fait que les deux premières colonies anglaises en Amérique du nord (Jamestown en Virginie et Plymouth dans le Massachusetts) ont d’emblée dessiné deux pôles, avec deux cultures différentes, deux façons de voir le monde, et même deux ensembles de valeurs, qui ont fini par s’affronter dans la guerre de sécession, mais dont la dichotomie continue à se faire sentir jusqu’à aujourd’hui.
Sérieux enfin dans toutes les citations d’Héraclite qui ponctuent l’histoire, qui sont des citations authentiques, et qui semblent donner un vernis philosophique.
Qui semble seulement, parce que le sérieux est aussitôt subverti. Le fonctionnement du ministère ressemble à une grande blague. L’organigramme est d’une complexité telle qu’il faut une formation pour s’y retrouver, les locaux sont surchargés et Arthur est obligé de s’asseoir dans le secrétariat pour travailler, sans compter qu’il n’y a pas Internet. Tout doit passer par le chiffre, un bureau secret situé sous la fontaine de la cour, qui code et qui décode toutes les communications qui sortent et qui entrent au ministère. Raison de cela ? Le syndicat des communications est extrêmement puissant. Il a même réussi à envoyer un gusse dans chaque déplacement du ministre, juste au cas où ce dernier voudrait envoyer un télégramme crypté. « Ça arrive souvent? » demande Arthur. « Jamais », lui répond-on calmement.
Ce mélange de sérieux et de bouffonnerie est la marque de certaines grandes œuvres. Alexandre Astier explique cela de la manière suivante :
« D’après Audiard, ce qui compte, c’est que ça sonne, pas ce que ça veut dire. Si on va au bout de [l’idée], la sémantique serait l’ennemie de l’auteur. » (1)
Autrement dit, le sens n’est que second. Rions, et réfléchissons, mais dans cet ordre seulement.
Rabelais ne disait pas autre chose dans sa préface à Gargantua, lorsqu’il citait Platon et le Banquet. Dans ce dialogue, on compare Socrate à un silène, une petite boite qui comportait à l’extérieur une figure grotesque (et donc comique) et à l’intérieur un baume raffiné. Ainsi était Socrate, réputé laid à l’extérieur mais supérieur à tous à l’intérieur, et ainsi est construit l’ouvrage de Rabelais : sous un air bouffon, quelque chose d’un peu plus profond : « C’est pourquoy fault ouurir le liure, & soigneusement peser ce que y est deduict. » (Gargantua, Prologe de L’auteur).
Rire, Quai d’Orsay sait y faire. Les bonnes répliques abondent.
« Si quelqu’un prononce le mot OTAN, tu réponds Ô temps suspend ton vol, c’est à ça qu’on reconnaît un vrai diplomate », explique-t-on à Arthur dès son arrivée. « La colonne vertébrale de l’action, c’est l’urgence », explique le ministre, qui rappelle également « nous avons tous à l’intérieur de nous un petit vieillard qui tricote ».
Mention spéciale également pour Niels Arestrup, absolument fabuleux dans le rôle du directeur de cabinet qui gère tout (au prix d’un nombre infini de microsiestes) avec un flegme qui compense à merveille l’égo survolté du ministre. Le rôle lui a d’ailleurs valu de remporter le césar du meilleur second rôle.
Mais après le rire, y a-t-il quelque chose d’autre ? Après le rythme, y a-t-il de la sémantique ?
Assurément pour qui cherche un peu. A commencer par l’utilisation d’Héraclite. Ça ressemble à un gimmick, un truc de scénariste pour nouer des éléments disparates, et une façon de caricaturer un ministre des affaires étrangères qui lui fut bien réel, et qui parlait souvent avec des grands mots et des grandes références, mais dont les actes suivaient rarement le même chemin.
Lorsqu’Arthur arrive au ministère, Taillard de Worms lui fait un petit discours pour le motiver et lui dit : « je vous confie ce qu’il y a de plus important. » Il marque une pause pour ménager son effet et ajoute : « le langage ».
Ça ressemble à un gag. Le langage ? Pourquoi pas la métaphysique ou la propédeutique ? La fiancée de Wlamink ne s’y trompe pas. Elle demande, moqueuse : « tu vas leur donner des cours de diction ? »
Des mots comme ça, des mots abstraits qui sonnent bien, le ministre va en sortir à la pelle. Il demande par exemple que le discours sur lequel va travailler Arthur tourne autour de trois principes clé : « responsabilité, unité, efficacité ». Mais quelques minutes plus tard, il reprend : « légitimité, lucidité, efficacité ». Même lui ne se souvient plus de ce qu’il dit.
Voilà pour le masque de la bouffonnerie. Mais comme dans l’exemple de Rabelais, sous le visage du silène rieur, se cache quelque chose de plus intéressant.
Pourquoi lui dit-il que le langage est ce qu’il y a de plus important ?
C’est là que le lien avec Héraclite est évident.
Héraclite était un penseur grec qui vivait en Ionie, en Asie Mineure. Il fait partie des premiers penseurs à envisager le monde d’une autre façon, dans cette perspective qu’on a par la suite appelée « présocratique ». Le qualifier de philosophe serait presque une erreur de chronologie, mais l’idée est là : comment à expliquer le monde en se détachant des systèmes mythologiques où les forces à l’œuvre dans le monde étaient personnifiées pour entrer dans celui de l’enquête, de l’expérimentation et de l’abstraction impersonnelle.
Héraclite est l’auteur d’un unique livre dont nous n’avons malheureusement plus que des fragments (d’où les intertitres dans le film qui en sont des citations directes) (2). Une étude générale de ces fragments permet néanmoins d’avoir une idée générale de sa pensée. Elle ressemble fort à celle de Lao Tseu : une série de paradoxes qui décrivent un monde en mouvement et en mutation constante, organisé par un principe directeur premier.
Parce que le monde est plein de paradoxes, de choses qui semblent à priori, pour l’observateur, contradictoires, ses citations peuvent paraître amusantes, absurdes. Ce n’est pas qu’elles ne veulent rien dire, c’est qu’elles cherchent à produire un effet sur le lecteur pour lui faire prendre conscience de la nature paradoxale du monde.
Sa phrase la plus connue est qu’on ne peut jamais se baigner deux fois dans la même rivière. Absurde ! Je peux plonger vingt fois dans la Seine. Et pourtant il a raison, parce que le fleuve aura coulé entre chaque saut et que sa composition ne sera plus tout à fait la même.
C’est d’ailleurs sa seconde phrase la plus connue : tout coule. De la même manière que le fleuve coule, toujours identique et pourtant toujours différent, tout change en permanence, tout en restant pareil.
Cette opposition entre deux opposés qui coexistent pourtant, c’est ce qu’il appelle le combat. « Le combat, écrit-il, est le père de toutes choses ». Tout existe comme somme de deux opposés qui arrivent néanmoins à trouver une façon de se conjugueur l’un l’autre. Comme un arc par exemple dont la corde est parfaitement tendue sans pour autant le briser. Ou comme la corde d’une lyre, qui elle aussi a besoin d’être en tension pour produire de la musique.
C’est là la loi générale de l’univers, le principe organisateur. Et ce principe, Héraclite va lui donner un nom. Moment charnière de l’histoire de la pensée occidentale, puisque c’est le premier nom abstrait qui va s’imposer : moment essentiel où on quitte la poésie pour entrer dans la philosophie.
Avant, tous les principes étaient nommés avec des mots concrets. Héraclite lui-même a recours à ce procédé : il parle bien du « combat » pour désigner le processus de coexistence des contraires. Mais lorsqu’il s’agit de nommer ce principe des principes, cet organisateur central, il utilise un mot qui va faire florès : il le nomme le « logos ».
Logos en grec ancien désignait un discours. Quelqu’un veut parler d’un sujet en public : il fait un logos. D’où également toute la série des mots français se terminant par – logue, qui prend le sens de « discours sur », « étude de ».
Avec Héraclite, le logos prend une dimension supplémentaire : il organise le monde. De la même manière qu’un discours est composé de parties et que celles-ci sont ordonnées pour avoir un sens, il existe un logos cosmique, qui ordonne les choses et qui leur donne leur sens. (3)
Le mot va être repris par Platon, puis par Aristote, et va devenir un mot essentiel de la philosophie grecque. A tel point que l’un des Evangiles commence ainsi : « au commencement était le logos » (généralement traduit par « verbe » suivant la traduction latine de Saint Jérôme : « in principio erat Verbum » traduction exacte, puisque le mot « verbe » en français classique a également le sens de discours, comme dans l’expression « avoir le verbe haut »).
Tout cela dessine un paysage que l’on pourrait résumer de la façon suivante : le logos est l’un des fondements du monde. Autrement dit : le discours est l’un des fondements du monde. Autrement dit : le langage est l’un des fondements du monde.
Taillard de Worms a raison : il confie bien à Arthur la chose la plus importante.
Seulement ce langage est fragile. Le discours risque toujours de dégénérer et, dans le monde politique que décrit le film, on appelle cette version abâtardie les « éléments de langage ». Des bouts de discours pré-machés qui ne sont pas là pour fonder quelque chose mais pour le manipuler. Dans le langage courant de ces hommes politiques, ils appellent cela « les langages ». Le pluriel marque la chute de la fonction : lorsque le discours est noble, il est un, et donc singulier. Lorsqu’il est malmené, il devient multiple, et donc pluriel.
Dans cette perspective, certaines remarques de Taillard de Worms prennent un sens plus profond qu’un simple enchaînement de mots creux. « Chaque sujet doit permettre de s’élever […]. C’est comme ça qu’on gouverne le monde : par la pensée qui forge une vision ».
Mais Monsieur le Ministre ne semble pas vraiment efficace. Tout occupé qu’il est par les langages, il en oublie la moindre action. Et c’est son directeur de cabinet qui fait tout, dans le silence et la discrétion.
Le film s’achève par un discours au conseil de sécurité de l’ONU, dans lequel Taillard de Worms met en garde contre une guerre inconsidérée en Irak. Le discours est élaboré par les membres les plus importants du cabinet, dans une scène aussi chaotique qu’hilarante, où les pages s’emmêlent, où on se refile un dessin tout à fait rabelaisien, et où le bouillonnement intellectuel semble brouillon. Pourtant, c’est de ce brouillon que sort un vrai discours, qui finit, la chose est rare, par être applaudi par l’ensemble de la salle.
Le film se termine ainsi : le logos, construit, en ordre, revient au centre.
Optimiste ?
Dans la réalité, le discours a existé : ce fût celui de Dominique de Villepin, un discours prononcé avec conviction, un discours avec des accents lyriques, qui a effectivement été applaudi, à commencer par l’opinion française, qui était opposée à la guerre en Irak.
Mais le discours n’empêcha rien. La guerre eut lieu et l’influence de la France sur la scène internationale commença à décliner.
La fin du film est donc en demie-teinte : succès du discours, mais succès sans conséquence. Le logos sans les mains, sans les actes, ne mène à rien. Taillard de Worms sans son directeur de cabinet n’est pas grand chose : une bourrasque qui passe dans un bureau, de grands mots, et un surligneur.
La conclusion revient à Héraclite, surnommé le philosophe qui pleure, peut-être en raison de sa capacité à avoir démonté une fois pour toute l’ensemble des vanités à venir : « la sagesse : dire le vrai et agir selon la nature ».
Sources
(1) Alexandre Astier dans une interview disponible sur Allociné à propos du premier volet du film Kaamelott.
(2) Les théories à ce sujet sont nombreuses, certains allant même jusqu’à dire que le livre en question était en réalité une collection d’épigrammes. Je m’en tiens à l’opinion de Diogène Laërce (au Livre IX), qui est également l’opinion commune actuelle chez les spécialistes.
(3) J’écrirai ultérieurement un article pour montrer que le logos chez Héraclite est tout à fait similaire au concept de Tao (道) dans le Tao Te King.