L’histoire est malheureusement banale. Une dame accompagne son mari en soins palliatifs. Ses trois fils sont également présents. On leur dit : pas plus d’une personne dans la chambre. Pourquoi ? Parce que covid. Pourtant tout le monde est vacciné. Oui, mais c’est le règlement. Alors la dame se tient debout, dehors, et regarde par la fenêtre pendant que les fils sont dans la chambre, avec leur père, un par un.
La scène se passe à Périgueux. On en a entendu parler sur les réseaux uniquement parce que l’un des fils est journaliste. Le reste du temps, les gens souffrent en silence, parce que personne n’est là pour relayer leur parole.
L’histoire est révoltante, mais elle n’étonne pas. Elle n’étonne plus. On s’est peu à peu habitué à la déshumanisation de notre société. On s’est habitué à sa cruauté, à son manque de respect pour les personnes, à sa violence permanente.
On cherche, hébété, les causes de tout cela. On aimerait qu’elles soient simples. Je crains qu’elles ne le soient, mais que personne ne puisse les entendre.
Mon hypothèse est qu’elle est le résultat d’un processus historique dont nous sommes le dernier maillon. C’est un processus qui est à l’œuvre dans tout l’occident, et dont on voit par exemple les conséquences avec un effet de loupe aux États Unis, étant donné que c’est le pays qui est encore à la tête de notre civilisation.
Son nom ? Déchristianisation.
Le processus a commencé, en France, dès la réforme. On est surpris d’entendre cela, mais John Merriman, professeur d’histoire à Yale, explique qu’on constate une baisse de la pratique religieuse (mesurée par le fait d’aller à la messe) dès ce moment-là**.
On a vécu sur plusieurs siècles la lente séparation du christianisme des fondements de la société. Jusque dans les années soixante, on avait atteint un équilibre dans lequel le collectif était globalement déchristianisé, mais où les individus continuaient à être chrétiens. C’est à dire, à envoyer leurs enfants au catéchisme et à vivre de façon plus ou moins inconsciente la culture chrétienne. Mai 68 a mis fin à cela. Après la séparation définitive de l’église et de l’état, il y a eu la séparation de l’église et de l’individu.
Cette génération-là a vécu à crédit : ils ont bénéficié des bienfaits des dernières traces de christianisme, tout en vivant une vie tout à fait non-chrétienne. La génération suivante n’a pas cette chance : elle arrive dans un monde qui n’a ni le christianisme, ni aucun de ses bénéfices. Un monde vidé de toute substance biblique, dans lequel tous les malheurs peuvent s’installer.
Le catholicisme traverse certainement beaucoup de difficultés, mais il a une vertu fondamentale : il a offert à toute une nation les valeurs bibliques. Au premier rang desquelles la dignité infinie de la personne humaine. C’est écrit noir sur blanc dès le premier chapitre de la Genèse, un texte qui date d’il y a, au bas mot, près de trois mille ans d’âge : l’être humain est créé à l’image de Dieu. Autrement dit : tout être humain quel qu’il soit, porte l’image du Créateur en lui, a une valeur infinie, et doit être traité comme tel. Ce principe définit qui est l’être humain et oblige aussitôt à une certaine éthique.
Dans une société où les valeurs bibliques sont respectées, une histoire comme celle de cette dame qui ne peut accompagner son mari dans ses dernières heures avec ses fils, pour cause de virus, alors qu’ils sont tous vaccinés, ne peut exister. Parce qu’on sait d’emblée qu’il faut accompagner les mourants et réconforter les vivants. Et si jamais cette situation existe quand même, il suffit de rappeler à la personne en charge de l’exécution des règles qu’il y a « la loi et l’esprit de la loi ». Que les règles sont là pour aider, pas pour détruire. Et qu’au-dessus du législateur, il y a le Législateur éternel, à qui il faut rendre des comptes et dont la parole est infiniment plus importante que celle d’un gratte papier. Quand Dieu ordonne « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18), cela engage plus que tout règlement, fût-il d’hôpital*.
Une société qui renonce au christianisme, c’est une société qui renonce en réalité au monothéisme et aux valeurs bibliques. Alors que reste-t-il ? Le théologien Will Herberg énonce l’alternative de façon directe : « Vivre une existence humaine implique de s’attacher à un objet sur lequel concentrer notre fidélité suprême et notre totale dévotion. Cet objet d’adoration, nous en faisons notre dieu. La foi est notre relation à ce dieu. En ce sens, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, chaque homme a son propre dieu, sa propre foi. En conséquence, le vrai problème n’est pas d’avoir la foi, mais quelle ‘sorte’ de foi, la foi en ‘quoi’. L’alternative de base est étonnamment simple : c’est Dieu ou une idole. Nous ne pouvons échapper à ce choix, qui est de la plus haute importance : il nous faut choisir entre un dieu quelconque et le Dieu unique ». ***
Nous vivons une époque où les catégories bibliques redeviennent pertinentes. Mon opinion est qu’elles l’avaient toujours été, mais on le voit aujourd’hui avec encore plus d’intensité. Dans le monde biblique l’alternative entre un dieu local ou le Dieu des patriarches a des conséquences très pratiques, en premier lieu des conséquences morales.
Le Dieu de la Bible place la vie humaine avant tout ; les dieux idolâtres la considèrent comme rien et demandent des sacrifices humains. Le Dieu de la Bible demande que l’on s’occupe des membres les plus faibles de la société ; les dieux idolâtres valorisent la force. Le Dieu de la Bible demande la liberté ; les dieux idolâtres n’ont aucun problème avec l’esclavage. La liste pourrait continuer pendant longtemps, mais on mesure à ça deux choses : 1. ce que l’on doit en terme de civilisation aux valeurs bibliques 2. ce qui nous attend alors qu’on y renonce collectivement et individuellement peu à peu.
La Bible est la question centrale de notre époque. Ses valeurs sont nos valeurs. Leur oubli et leur effacement sont les prolégomènes de la catastrophe. Une pauvre dame obligée de regarder son mari mourir par la fenêtre au nom du dieu des règlements en est le résultat concret.
Tristesse de l’époque, tristesse tout court.
* D’autant plus qu’en hébreu le mot utilisé relève tout autant du sentiment que de l’action. Tu aimeras, c’est surtout : tu agiras.
** https://oyc.yale.edu/history/hist-276/lecture-5
Basé sur les travaux de Michel Vovelle, notamment Piété baroque et déchristianisation
*** Ce passage se trouve dans le livre de prière de Roch Hachanah qu’utilise ma synagogue à Paris, Mahzor LeRochHachanah, p 166.
Image : J. Ch. Dieterich: Revolutions-Almanach von 1795. Göttingen 1794, ad p. 327, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=531637