Le Moyen Orient compliqué

En 1941, De Gaulle se rend au Soudan, puis à Djibouti et enfin en Egypte pour faire l’état des lieux. Il écrit dans ses mémoires de guerre : « je me rendais au Moyen Orient compliqué avec des idées simples ». Éclair de lucidité d’un chef occidental qui sait qu’il ne sait pas : début de la sagesse.

Le Moyen Orient est compliqué à comprendre pour un occidental en général et pour un Français en particulier, mais pas pour les raisons qu’on croit. Ce n’est ni un manque d’information (elle abonde) ni un manque de qualité de l’information (on trouve de tout, mais pour qui se donne un peu la peine, on finit toujours par trouver des ouvrages de qualité). Le vrai premier problème est sémantique : les mêmes mots utilisés d’un côté de la méditerranée se trouvent soudain vouloir dire quelque chose de complètement différent lorsqu’on accoste de l’autre côté. Le second problème est culturel : il y a des évidences culturelles que l’on prend à ce point pour acquises, que, même avec toute l’ouverture d’esprit du monde, on finit par ne plus rien comprendre.

Essayons d’en dégager trois.

1. La perspective temporelle est différente

Lorsqu’on aborde un nouveau problème, on commence, en bons disciples de Descartes, par le décomposer en unités de base et par comprendre ce qu’elles sont, avant de voir comment elles interagissent.

Au Moyen Orient, les entités de base sont très nombreuses, et elles sont là depuis très longtemps.

La mémoire d’un pays comme la France remonte à deux mille ans : on sait à peu près qu’il y avait un chef qui s’appelait Vercingétorix et un autre qui s’appelait César. Chaque Français connaît son Astérix, mais au-delà, il y a la brume de la préhistoire. Littéralement pré-histoire, c’est à dire avant que l’on ait des témoignages écrits. On peut remonter cinq cents ans de plus si on se donne la peine, étant donné que les Gaulois sont connus des Grecs et des Romains, qui parlent un peu de leur histoire et de leurs mœurs dans nombre de leurs ouvrages. Au-delà, plus rien. Le silence des grottes préhistoriques et la beauté de leurs peintures pariétales. Mais des hommes qui vécurent là, on ne sait que peu de choses.

Un pays lambda au Moyen Orient double, au bas mot, cette mémoire. Vous êtes dans la région où l’écriture est apparue, ce qui fait que la préhistoire ne s’est pas achevée il y a deux mille cinq cents ans (deux mille huit pour la Grèce), mais il y a environ cinq mille ans. Et depuis, on sait ce qu’il s’y passe. On connaît les rois égyptiens, les princes de Sumer, les chefs de clans israélites. On connaît les poèmes, les contes, les livres de sagesse. On a des contrats de vente d’orge, des baux, des plans d’irrigation. Et pour les individus d’aujourd’hui, ça n’est pas une histoire abstraite : c’est leur histoire. C’est là que commencent les manuels.

Quand vous êtes Israélien, on vous apprend la période du royaume de David et de Salomon (première période incontestablement historique et dont on a retrouvé des traces archéologiques en pagaille) : voilà à quoi ressemblait la vie de vos ancêtres il y a trois mille ans.

Lorsque vous êtes Irakien, Nabuchodonosor fait partie de l’histoire locale, et si vous êtes Iranien, les accomplissements de Cyrus le Grand vous sont aussi familiers que ne le sont ceux de Louis XIV pour les Français, ou de George Washington pour les Américains.

La conséquences ? Tout prend une dimension supplémentaire. Les générations se succèdent, les peuples évoluent, mais les problématiques continuent. Ouvrez n’importe quelle Bible au livre des Juges et lisez l’histoire de Samson : un Israélite aux prises avec un ennemi particulièrement agressif, dont l’une des villes fortifiées se trouve… à Gaza.

Est-ce pour autant que les gens y pensent tous les jours ? Oui et non. Tous les jours peut être pas. Mais songez par exemple que les sunnites n’ont toujours pas digéré la bataille du chameau (656), et que les chi’ites songent toujours à venger la mort d’Ali, survenue il y a mille trois cents ans.

C’est un élément très difficile à intégrer pour un occidental d’aujourd’hui, dont la perception temporelle s’est rétrécie jusqu’à ne plus enfermer que quelques jours à la fois. D’un côté un cycle de l’information qui chasse chaque nouvelle en quelques jours, de l’autre une perception du temps qui s’étale sur plusieurs siècles : première incompréhension.

2. La religion relève de la dimension collective

L’être humain existe entre deux dimensions : la dimension individuelle et la dimension collective. En occident, aujourd’hui, la religion relève de la dimension individuelle. Chacun est libre de pratiquer ou de ne pas pratiquer, de croire ou de ne pas croire. La religion relève de la sphère privée : elle se pratique à la maison, ou dans un lieu de culte dédié. Elle n’engage pas au-delà, si ce n’est sur des considérations éthiques.

On a du mal à s’en rendre compte, mais c’est un développement historique récent : à peine quelques siècles. Il y aurait toute une analyse historique à faire à ce sujet (1) mais retenons pour notre propos qu’elle commence en France globalement à la réforme. Tout le Moyen Age connaît une dimension collective de la religion catholique. Les rois sont « très chrétiens », ils sont sacrés dans la cathédrale de Reims et la religion est partout : c’est elle qui s’occupe des hôpitaux ou de l’école autant que des bonnes œuvres.

Le changement s’est étiré sur plusieurs siècles et culmine avec la révolution, qui a proprement décollé la dimension chrétienne de la France pour la remplacer par quelque chose d’autre. Ainsi Robespierre fait célébrer le culte de la raison en la cathédrale notre Dame de Paris, les saints du calendrier sont remplacés par des fleurs, des fruits ou des instruments de travail, et on nationalise les églises. Le dix-neuvième est un va-et-vient qui continue dans cette histoire qui culmine avec la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat. La conséquence ? La dimension collective de la religion est abolie : maintenant il est acté que la religion relève de l’individu, et de l’individu seul.

Tout ce processus est totalement inconnu au Moyen Orient. En ce lieu où les trois principales religions monothéistes sont apparues, la religion fait partie de la dimension collective de la société. Elle en informe la culture, les normes, les valeurs, les mœurs et la politique. Et cette différence provoque des maux de tête sans fin aux occidentaux qui ne comprennent pas par exemple pourquoi Israël se définit comme un état juif. Ou pourquoi la constitution libanaise dit explicitement que le président doit être chrétien et que le premier ministre doit être musulman. Ou pourquoi les Iraniens font du retour de l’imam caché un enjeu de politique intérieure. (2)

D’où aussi l’incompréhension des occidentaux lorsque des moyens orientaux arrivent sur leur sol. Les premiers pensent que les seconds vont accepter de reléguer la dimension religieuse dans la sphère privée, quand les seconds considèrent que c’est justement la raison du déclin de l’occident.

Deuxième source féconde d’incompréhension.

3. La ligne de séparation entre politique et religion est différente

Conséquence du point précédent : puisque la religion relève de la dimension religieuse, ses liens avec la sphère politique sont nécessairement différents. La religion y joue un rôle beaucoup plus large, beaucoup plus prégnant. La plupart des constitutions des pays arabes notent par exemple dès l’article un que l’Islam est la religion du pays ou que les fonctions publiques sont réservées aux musulmans.

Il existe tout un tas de manière d’organiser la place de la religion selon les différents pays : depuis Israël, qui ressemble fortement à un pays occidental à ce niveau-là, mais où l’état paye le salaire des religieux (des rabbins, comme des prêtres et des imams) à l’Iran, qui est une cléricocratie, où ce sont les religieux qui détiennent le pouvoir politique, de par la constitution même (3).

L’autre grande différence vient du fait que l’Islam, religion majoritaire de la région, est, en plus d’être un rapport à la transcendance pour ses fidèles, un système juridique. Il y une législation spécifique (la chariah) qui est accompagnée d’écoles juridiques différentes et de systèmes culturels hétérogènes. Au Moyen Orient, la religion est à la source de la morale, mais c’est également la source du droit. A nouveau de multiples réalités coexistent : certains pays ont fait de la chariah (plus exactement de la chariah dans une de ses versions) la loi du pays, tandis que d’autres s’en inspirent mais la tiennent sinon à distance, du moins sous contrôle.

La séparation de l’Eglise et de l’Etat est, en occident, une vieille histoire. On dit en général qu’elle remonte à la phrase de Jésus qui dit qu’il faut « rendre à César ce qui est à César », mais elle vient en réalité d’encore plus loin. Dès le livre de l’Exode, on voit que les Israélites connaissent cette division : d’un côté le leader politique, de l’autre le grand prêtre, au point qu’en théorie, le roi ne pouvait pas être un prêtre. Le reste du Moyen Orient ne connaissait pas cette distinction. Du Pharaon qui était à la fois le roi et le chef religieux, puisque dieu lui-même, à Mahomet, qui est chef de guerre en plus d’être chef de la oumma : troisième source d’incompréhension.

Le Moyen Orient n’a pas à être compliqué. Il demande simplement qu’on l’aborde avec des idées neuves. Qu’on fasse l’effort de se décoller un peu de sa propre culturelle pour comprendre comment les mêmes mots désignent des mondes très différents. Le voyage au Moyen Orient était un genre littéraire du XIXème. Celui qui y venait avec un sincère désir de découverte en revenait en général changé.

(1) Quelques ouvrages sur le sujet : La Religion Française de Jean-François Colosimo ; Piété baroque et déchristianisation, Michel Vovelle.

(2) Seule exception : la Turquie, qui avait mis en place une laïcité à la française sous Atatürk, et qui s’essaye à l’effacer consciencieusement.

(3) Je préfère le terme de cléricocratie à celui de théocratie. Le mot théocratie a été utilisé par Flavius Josèphe pour expliquer le style très spécial de gouvernement du royaume d’Israël, et renvoie à une toute autre réalité qu’un système où ce sont les prêtres qui sont au pouvoir.

Image : NadiaOrfi, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons