C’est la question classique des sciences politiques : quelle est la meilleure constitution possible ? Vous avez quatre heures.
L’élève de Gaulle avait rendu sa copie dans ses mémoires, dans lesquelles il expliquait les principes qu’il voulait appliquer. Il les énonça une première fois lors du discours de Bayeux (16 juin 1946) mais ne put les mettre en œuvre faute d’accéder au pouvoir après la libération. Ce n’est qu’en 1958, qu’il demanda à Michel Debré de les mettre en musique.
Aujourd’hui, après plus de vingt révisions constitutionnelles, on a une impression de flottement. Quelque chose dans nos institutions ne fonctionne pas vraiment. On parle même d’une sixième République.
Comment y voir un peu plus clair ?
La fameuse question de départ est en réalité mal posée. Il ne s’agit pas de savoir quelle est la meilleure constitution possible dans l’absolu mais quelle est la meilleure constitution possible pour un peuple donné. La vraie question est donc de savoir quelle est la meilleure constitution possible pour le peuple français.
La réponse devient plus aisée : c’est une constitution qui prendra en compte les caractéristiques spécifiques du peuple français et qui lui permettra d’exprimer, au mieux, à travers des institutions, son génie propre.
Alors quelles sont certaines caractéristiques du peuple français qu’il faut prendre en compte ?
Examinons-en deux : la passion égalitaire et la propension à la division.
Commençons par la première. Chateaubriand écrit dans les Mémoires d’Outre-tombe : « Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté : l’égalité seule est leur idole.»*
Le terme de passion égalitaire est de Tocqueville, mais en France, elle vient de beaucoup plus loin. On la retrouve à tous les niveaux de notre culture, y compris dans des coins où l’on a pas l’habitude d’aller fouiller tant ils nous paraissent évidents. Elle se traduit par exemple très concrètement dans le processus de décision.
Prenez un groupe de Français et demandez-leur de prendre une décision, que ce soit sur le restaurant où aller manger ou l’orientation d’une stratégie marketing. Le processus suivi sera globalement toujours le même. Première phrase : ils vont discuter en long en large et en travers de toutes les options, jusqu’à ce qu’un consensus émerge. Cela permet d’intégrer peu à peu toutes les données du problème, cela offre à chaque membre du groupe la possibilité de contribuer et, le plus important, cela fait en sorte que les intérêts de chacun soit prit en compte de façon égale. La tâche peut paraître gigantesque. Elle l’est : c’est pour ça que ça prend du temps.
Deuxième phase : les problèmes commencent. Soit quelqu’un prend le commandement et applique le consensus : le groupe suit et est ravi. Soit personne ne prend le commandement, le groupe s’enlise, rien n’est fait, et tout le monde repart frustré**.
C’est un schéma difficile à détecter si on n’est pas prévenu, mais qui devient évident pour tout étranger à qui on l’explique. Il est valable à l’échelle des petits groupes (famille, groupe d’amis) comme à l’échelle collective de la nation.
A ce niveau-là, la société commence par une longue phase de discussion dans laquelle elle explore peu à peu les différentes options, jusqu’à ce qu’un fort consensus se dessine. Le lecteur trouvera peut-être étonnant de voir le mot « consensus » et « société française » dans la même phrase. Il suffit pourtant de regarder les sondages sur les questions de société. Beaucoup de questions présentées comme controversées trouvent en réalité de forts consensus (plus de soixante-dix pour cent dans de nombreux cas).
Une fois ce consensus atteint (ce qui peut prendre des décennies), arrive alors, subrepticement, la seconde passion que nous citions : la propension à la division. Les Français sont divisés par nature. C’est notre lot métaphysique, issu à la fois de notre histoire et de notre personnalité intrinsèque. On pourrait presque reprendre la vieille blague juive : deux Français, trois opinions. Une fois le consensus obtenu, il reste toujours un groupe d’irréductibles dont l’avis n’a pas été pris en compte, car consensus ne veut pas dire unanimité : il veut dire adhésion d’une large majorité.
D’où le rôle du chef à ce moment-là. Pour reprendre la phrase de De Gaulle, les Français veulent un chef qui cheffe. Ils veulent un chef qui applique le consensus de façon claire et nette, afin de neutraliser le processus de division. Si le chef est mou, ou pire, si le chef renonce, alors les éléments qui n’ont pas été intégrés deviennent source de problèmes sans fin et le système se délite.
Tout l’art de gouverner les Français revient à comprendre ce mécanisme et à intervenir au bon moment. Intervenir trop tôt, avant qu’il n’y ait eu discussion et consensus : c’est être un dictateur. Intervenir trop tard, ou peu, ou mal, c’est avoir échoué de toute façon. Il faut cheffer au moment opportun, lorsque le groupe est prêt, mais avant que les râleurs ne le fassent éclater.
Les exemples sont nombreux ces dernières années : on pourrait écrire un traité entier sur l’art de gouverner les « Gaulois réfractaires ». On voit très souvent que, sur de nombreuses questions, les sondages sont nets : soixante pour cent, soixante-quinze pour cent, quatre-vingt-pour cent des Français pensent ceci ou cela, ou pensent qu’on devrait faire ceci ou cela***. Ça veut dire que le boulot du groupe est fait : le consensus est atteint. Mais comme nos chefs ne cheffent pas, rien n’est fait. La division s’enclenche et les citoyens sont de plus en plus perdus.
L’exemple historique est le référendum de 2005. On pose la question aux Français : est-ce que vous voulez du traité constitutionnel européen ? Long et profond débat pendant plus d’un an. Le jour du vote : près de cinquante-cinq pour cent des gens disent non. Le résultat est clair, le chef aurait dû prendre les mesures qui en découlaient : arrêt de la fédéralisation de l’Europe ou retrait de la France du processus. Au lieu de cela, deux ans plus tard, le nouveau chef le faisait voter par son congrès fraîchement réélu. Il y a de quoi rendre les citoyens enragés.
Alors que lien avec la constitution de la cinquième république ? Elle a certainement beaucoup de défauts (c’est pour ça qu’elle peut être amendée) mais elle a pour vertu principale de prendre en compte ce mécanisme. Le président est le chef en dernier ressort. Il a ce pouvoir de s’élever au-dessus de l’ « esprit des partis » (le terme utilisé par De Gaulle pour dire cette propension à la division infinie à l’échelle du politique) et de trancher. Parce qu’il en a le pouvoir. « Monarque républicain » disent certains, « coup d’état permanent » disait un autre. Peut être. Tout dépend du chef. Mais au moins, il a la capacité de siffler la fin de la récréation et de transformer le dire en faire avant que celui-ci ne s’achève en simple gazouillis.
Le problème actuel, c’est des présidents qui cheffent trop tôt ou trop peu. Des présidents qui veulent imposer leur volonté à une nation, alors qu’ils sont là pour appliquer la volonté de la nation. Confusion des rôles, confusion des temps : changer de constitution ne changerait pas les gens.
*Il ajoute aussitôt : « Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. » (Mémoires d’outre-tombe, tome 4, livre 6).
** Je n’arrive pas à retrouver la référence exacte, mais le processus est analysé par Jean-Benoît Nadeau et Julie Barlow dans Ainsi Parlent les Français ou dans Pas si fous ces Français.
*** Au hasard : le sentiment de déclin, qui est sondé régulièrement. En 2013, selon un sondage Ispos pour Lire la société et Le monde, la France est en déclin pour 74% des Français. En 2019, selon un sondage Ipsos / Sopra Steria pour le Monde, 73 %.
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